And there's gold falling from the ceiling of this world
Falling from the heartbeat of this girl
Elle est là devant lui. Elle a éclipsé tout le reste, comme à chaque fois qu'elle entre dans son champ de vision. Il ne pourrait pas manquer ses mèches d'or souple, reconnaîtrait sa silhouette gracile entre mille. Il ne savait toujours pas se l'expliquer, ne comprenait toujours pas ce qui la rendait si spéciale à ses yeux, pourquoi elle l'obsédait tant, ce qui faisait qu'il avait tant envie de la toucher, et qu'il se refusait pourtant à le faire. Il ne savait pas, mais il avait arrêté de chercher. Il savait juste que c'était comme ça.
Il l'avait attrapée à la fin de leur pause déjeuner. Il avait repassé sa main dans ses épis blonds juste avant, avait réajusté le col de sa veste en cuir, et avait tenté une approche faussement nonchalante — mais il ne trompait personne. Et il se donnait des airs, en s'appuyant contre le mur, en se penchant sur elle, avec ses discours de miel aux phrases maintes fois répétées, un peu usées, comme une vieille rengaine. Une partie de lui avait déjà abandonné au moment où les mots franchissaient ses lèvres, mais le reste y croyait encore, inlassablement. Ils connaissaient la scène par coeur, la pratiquaient régulièrement, peaufinant leur jeu ; après l'accostage venait le largage, et il lui semblait déjà répéter pour la fois suivante. Après tout, toutes les répétitions menaient à la grande première, et la sienne finirait bien par arriver également, non ?
Il prenait déjà cet air faussement blessé, tendant la main comme pour la retenir alors qu'elle tournait prestement les talons. Mais au lieu de la constante négative à laquelle il s'était accoutumé, ce furent les intonations d'un
« pourquoi pas » inédit qui lui répondirent. Il tenta maladroitement de ravaler sa surprise, tandis qu'un sourire radieux et triomphant s'installait sur son visage, comme l'étendard de la victoire.
Il lui déballa quelques instructions un peu trop empressées, tout à sa joie, et s'enfuit avant qu'elle n'aie le temps de changer d'avis.
Elle avait dit oui.Ils avançaient dans la forêt, et Salem avait l'impression d'avoir fermé les yeux un peu trop longtemps, et peur de les rouvrir et de constater que tout ceci n'était que l'une de ses nombreuses délusions. Mais la sensation de ses doigts se resserrant sur la manche de sa veste pour l'entraîner avec elle, le tirer en avant, était bien réelle. Et il marchait à sa suite, les yeux rivés sur la courbe pâle de sa nuque, plus blanche que d'ordinaire encore dans la lumière albâtre de la lune. Puis son regard glissait sur la ligne de son menton, jusqu'à ses lèvres qui frémissaient au rythme de sa respiration. Sur la route, elle avait rapidement mis un terme aux jacasseries du garçon, le faisant taire en s'appropriant la parole, le berçant d'explications. Puis ils étaient arrivés dans la forêt et elle avait levé les yeux vers les étoiles, et ne les en avait pas décrochés depuis. Il savait qu'elle aimait les étoiles, mais jamais il n'aurait cru que ça suffirait effectivement à ce qu'elle accepte de passer la soirée avec lui. Lui qui s'était senti si fier à l'idée de la conduire dans cette misérable forêt qu'il se plaisait à appeler son repaire,
sa forêt, voilà qu'il se retrouvait à marcher dans ses pas tandis qu'elle lui faisait redécouvrir les lieux à-travers la carte du ciel, dans un silence qu'il n'osait briser.
Elle avait toujours un coup d'avance sur lui.
C'était elle qui dictait les règles.
Mais il ravalait sa fierté, cédant volontiers face à cet esprit libre qui le fascinait. Lui qui n'effleurait jamais que la surface des choses, il la regardait plonger de tout son être dans sa passion. Lui, qui prenait toujours soin de ne s'intéresser à rien, se découvrait une curiosité insatiable pour tout ce qu'elle pouvait bien essayer de lui apprendre. Il buvait ses paroles, et même s'il n'en comprenait pas la moitié, peu lui importait. Face à elle, il ne redoutait pas de se sentir ignorant. Il avait déjà accepté sans réserves qu'elle était éblouissante. Bien plus qu'il ne le serait jamais.
Et elle était vraie.
Plus d'une fois, il avait manqué de passer son bras autour de sa taille. D'effleurer sa joue du bout des doigts. De se rapprocher pour sentir l'odeur de ses cheveux. Combien de fois avait-il été tenté de prendre ce qu'il voulait d'elle, tout simplement, comme il le faisait si souvent. Il aurait pu utiliser ce maudit pouvoir et mettre un terme à leur petit chassé-croisé d'un claquement de doigts, et savourer la satisfaction de se faire accepter sans résistance. C'était si facile.
Mais il y avait quelque chose en elle, quelque chose qu'il n'arrivait pas à définir — quelque chose qui la rendait presque sacrée à ses yeux. Il s'était juré de ne jamais utiliser son pouvoir sur elle. Il ne savait pas si c'était justement sa résistance qui l'attirait, ou s'il tenait juste suffisamment à elle pour ne pas s'en décourager. Ça n'avait commencé que comme un défi de plus. Mais il en avait fait son ancre. Quelque chose de pur et de vrai dans le tissu de mensonges qu'il avait fait de sa vie.
Elle lui tend un sandwich et le garçon sent ce sentiment de félicité revenir. Il s'y accroche un peu, ne sachant trop quoi en penser, ça le déstabilise, ça lui fait peur et ça le rassure à la fois. Alors, il s'en amuse d'un ton léger, comme toujours, pour se protéger, pour garder ses distances.
Oh, Wal, ma Wally qui m'a préparé des sandwiches. Il est lourd, il en fait toujours trop. Mais il sourit comme un gosse, comme un gosse qui redécouvre une tendresse innocente dont il s'est détourné trop tôt. Mamie le noie sous son amour, mais il ne le remarque plus. Il ne voit que l'absence de sa mère, qui travaille trop. Et ce rempart invisible, entre lui et les autres — entre son coeur et les leurs. Si tu pouvais voir, Wal, cette candeur qui se cache encore au fond de ses yeux. Un simple sandwich, le ciel étoilé et ta compagnie suffisent à faire tomber ses défenses. Il est si vulnérable, face à toi.
Il a la tête qui tourne, et c'est comme une étoile filante soudain qui dérobe ce qu'il lui restait de contrôle. Il a juste le temps d'attraper la main de Walburga, le regard perdu dans le ciel, et il est incapable de faire un geste de plus. De la lâcher. D'y penser. Le temps s'est comme arrêté, au point qu'il en a le souffle coupé.