histoire
Mars 2016
Je me regarde dans le miroir et je ne me reconnais pas. Je ne reconnais pas la femme debout derrière moi. Elle a l’air gentille malgré ses traits tirés et son air désolé. Elle a l’air triste en me regardant. Elle dit qu’elle est ma mère. Je ne sais pas si je la crois. D’un autre côté, je n’ai aucun souvenir d’une autre mère. Aucun souvenir d’un père non plus, aucun de frères et sœurs. Aucun souvenir d’enfance, pas d’image de moi en train de courir derrière d’autres gosses en riant, pas d’images d’école, pas non plus d’études sup. Et pourtant j’ai l’air de savoir comment marche le système scolaire. Et si j’allais voir l’école dans laquelle je suis sensée avoir passé quelques paires d’années ? Non ça ne revient pas. Les rues ne me disent rien, ma chambre chez « mes parents » ne me dit rien, mon appartement non plus, ni le jeune homme qui s’y trouve. Je le repousse quand il veut m’enlacer - bas les pattes, on ne se connait pas.
D’après Catherine – c’est comme ça que s’appelle « ma mère » - je m’appelle Eliya, j’ai 23 piges et je suis née à Portland. J’ai un père qui vit à l’autre bout de l’état et un grand frère qui lui est parti en Nouvelle Zélande. Un grand frère. Les photos qu’elle me monte me laissent froide.
D’après Catherine, j’ai perdu la mémoire. D’après Catherine, ça m’est déjà arrivé dans le passé. Elle a confiance en moi, la dernière fois j’ai rebondit, j’ai repris des études, une formation, et je suis devenue costumière. Ça ne me parle pas non plus, mais la machine à coudre posée sur le bureau dans mon appartement me semble familière. D’ailleurs, j’ai essayé de la faire fonctionner quand ils ne me regardaient pas. Et c’est « revenu ». Comme si mon corps se rappelait.
Toujours d’après Cath – ouais Catherine ça fait long quand même – le jeune homme un peu trop tactile c’est mon mec. On est ensemble depuis l’adolescence. On avait 16 ans quand on s’est mis ensemble. Il m’a soutenu lors de ma première amnésie. Je suis sensée être folle amoureuse de lui et on doit se fiancer. Ca m’emmerde, parce que j’ai l’impression que le feeling ne passe pas. Je sais pas, il y a un truc qui me gêne chez lui. On me colle un fiancé sur le dos mais j’ai rien demandé moi. D’ailleurs la bague que j’ai au doigt, je la trouve un peu moche…

Juillet 2017
Il me soule cet appart. J’ai l’impression d’habiter dans un showroom IKEA. C’est sans âme. Des couleurs tristes à en pleurer, du taupe, du gris – pardon, il parait que ça s’appelle Mastique – et la seule touche de couleur porte le doux nom de « Terre d’Espagne ». Argh !
L’appart est à l’image de James et de notre relation. Aseptisé. Trop sage. Insipide.
Il sait tout mieux que moi, il sais ce que je dois aimer, ce que je n’aime pas, ce que je sais faire et ce qui me fait peur. C’est chiant. L’autre jour, je me suis servi un whisky alors qu’on buvait un verre avec ses potes et il m’a limite sauté dessus pour m’arrêter en disant « Nooon surtout pas ça te donne des migraines ». Et le pire c’est qu’il avait raison. Relou.

Le mois dernier j’ai fait les costumes d’une troupe de danseuses burlesque. Ces nanas m’inspirent. Je passe de plus en plus de temps avec elles. Ca aussi ça fait sauter James au plafond. C’est tellement pas mon genre, moi la gentille fille sage et bien propre sur elle.

Septembre 2017
Je me suis fait tatouer ce matin. Ma mère – Ouais Cathy est passé au rang de maman, il n’y a qu’une mère pour être aussi bienveillante avec une nana qui a la mémoire d’une huitre tiède - a bloqué, c’est vrai que c’est une grosse pièce, mais a finalement trouvé que ça m’allait bien. Elle a l’impression de me voir renaitre, revivre, prendre un nouveau départ et oser ce qui me paraissait impensable avant l’amnésie. James n’est pas du même avis. Déjà que la coupe de cheveux du mois dernier avait failli le tuer, alors le tatouage…
J’en peux plus de ce mec, j’ai beau essayer de comprendre comment j’ai pu être folle amoureuse de lui, je ne trouve pas. C’est une ado de 16 piges qui s’est construite avec lui et qui ne se voyait pas vivre sans. C’est pas moi. Moi je suis une enfant de 24 ans qui a grandi trop vite et qu’il freine dans sa croissance.
Demain je vais lui rendre cette bague un peu moche et trop lourde pour moi. Je vais chercher un appart qui me ressemble plus, avec des couleurs, des tapis, des meubles dépareillés et des bouquins plein des murs. Ce sera bien. Et d’ailleurs je vais aller danser avec les filles.

Mars 2018
Il s’en passe des choses en deux ans. James ne veut plus m’adresser la parole, mais c’est pas bien grave. J’ai l’impression d’avoir perdu un vieux bout de moi, mais un bout qui collait plus trop avec le reste.
Des fois je fais des rêves bizarres, j’ai l’impression de me voir chahuter avec le garçon qu’était mon frère quand on était gosses, c’est flou et embrouillé, comme un vieux souvenir d’une vie passé. Alors que c’était sans doute il y a 15 ans, rien de plus. Des fois j’ai l’impression de rêver de James à 16 ans, de comme je le trouvais beau avec sa mèche de rebelle. Ca me pince le cœur, mais on est mieux séparés. Des fois je rêve de vieux qui nourrissent des canards. Et parfois je rêve aussi de dragons volant au dessus de la ville. Alors bon, va savoir si la mèche de James est un réel souvenir ou si c’est juste mon cerveau qui essaie de combler les trous avec ce qu’on lui a raconté. J’ai l’imagination fertile, c’est comme ça qu’on dit pour pas vexer les gens en leur disant qu’ils font des rêves chelous et qu’ils ont une case en moins.