Jeff fait claquer la portière de la voiture avec un soupir. Jeff n'est pas le genre d'homme qui prend les transports publics. Peut-on l'imaginer coincé dans un bus, entre une vieille dame qui revient de son marché du dimanche et un petit "wesh", comme disent les jeunes, qui écoute trop fort un rap barbare ? C'est bien ce que je disais. C'est pour entretenir son image de gentleman et surtout pour éviter de devoir s'inscrire en tant que cobaye aux séminaires de médecine psychiatrique auxquels il assiste de temps à autre que Jeff a pris le taxi pour rentrer chez lui. Présentement, notre homme revient d'un week-end à Portland, où il a assisté à un colloque sur les pathologies somatiques. Le cours n'était pas inintéressant, mais le voyage l'a fatigué. Et pire que le voyage, ce sont les interactions sociales qui l'ont véritablement épuisé. Jeff a retrouvé d'anciens professeurs et des camarades de classe qui sont entre-temps devenus des collègues. C'était une suite terrible de "heey, alors que deviens-tu ?" "tu as ton propre cabinet ?" "tu gagnes combien par mois ?" "toujours célibataire ?"
(ce pour quoi j'ai étudié dix ans, pas encore, plus que toi, demande à ta mère). Quand tout ce petit monde s'est réuni autour d'un buffet haute gastronomie pour évoquer ses années lycées et ses anecdotes classées secret professionnel, Jeff a effectué ce qu'il qualifierait de retraite stratégique : il se sent trop novice dans le métier pour alimenter les potins de ses collègues psychiatres, aussi cathartique cela fusse-t-il. Et il a détesté le lycée. Heureusement, une belle surprise l'attend alors qu'il rentre chez lui et lève le nez dans l'air frais de cette matinée de janvier : les magnolias ne semblent pas en trop mauvais état. Ils ne fleurissent pas en cette saison, bien sûr, mais c'est rassurant pour Jeff qui s'attend toujours à les voir clamser du jour au lendemain. A fortiori quand il s'absente plus de vingt-quatre heures. Il sourit légèrement, sans se douter que ce sera la seule bonne surprise de la journée.
Jeff est peut-être trop fatigué. Peut-être aurait-il dû faire plus attention. Peut-être aurait-il remarqué que quelque chose sortait de l'ordinaire alors qu'il remontait la petite allée qui menait à la maison, et que cela n'avait rien à voir avec ses pauvres magnolias. Ce n'est qu'en se retrouvant devant sa porte qu'il ressent un doute. Où a-t-il mis ses clefs ? Il palpe les poches de son manteau avant de fouiller celle qui se trouve à l'intérieur de sa veste de marque (Jeff voyage avec classe ou ne voyage pas). Il les trouve finalement dans la poche de son complet et alors qui relève la tête, il la voit. La voiture rouge estampillée PIZZA.
Jeff cligne des yeux. Pourquoi. Pourquoi y'a-t-il un livreur de pizza en bas de chez lui ? Bien sûr, Cole a le droit de se faire livrer à manger (c'est même mieux pour sa santé, si vous voulez l'humble avis de son aîné). Le problème étant que le livreur n'est pas dans les parages. Jeff plisse les yeux et glisse sa clef dans la serrure, prudemment, comme si le dit livreur allait sortir des buissons pour l'attaquer à tout moment. Quand la porte s'ouvre, notre brave homme comprend que quelque chose cloche vraiment. L'atmosphère est sombre, elle sent le renfermé, et le tabac, mais le tabac cheap. Jeff l'aurait senti, si on avait fumé ses cigares. Il entre et claque violemment la porte derrière lui, comme s'il voulait soulever la poussière. Mais il reste très calme. Il y a une autre odeur dans l'air, une odeur que Jeff reconnaît très bien. Ça sent l'alcool. Alors son premier réflexe est de se hérisser à l'idée que Cole ait pu taper dans sa réserve personnelle, son petit bar privé. Il sait à quel point son frère a un don pour mettre son nez dans les affaires des autres (surtout les siennes) (est-ce que Jeff fouille ses affaires ? Diantre non, il connaît assez de choses au sujet de son cadet pour savoir qu'il ne veut pas LES VOIR).
"Qu'est-ce que."Les yeux de Jeff commencent à s'habituer à l'obscurité et alors qu'il va vers la fenêtre la plus proche pour tirer les rideaux, son pied chaussé Armani bute sur quelque chose. Un truc mou. C'est plus un quelqu'un qu'un quelque chose, à vrai dire, parce que
ça remue. Jeff recule le pied comme s'il avait été contaminé, et alors il les voit. Il y a d'autres formes allongées un peu partout dans le salon (mais principalement par terre), c'est comme un champ de mines de gens inconscients et probablement aussi frais que des zombies. C'est l'apocalypse dans son salon et Jeff n'est pas prêt. Il jette un coup d'œil presque paniqué autour de lui.
Où est ma batte de baseball ? Au lieu de batte, il dégaine son téléphone. Il est prêt à faire le 9-1-1 s'il ne trouve pas son frère dans la minute. Tant d'inconnus dans sa maison, c'est trop d'imprévus pour son petit cœur de papy. Jeff inspire longuement en se pinçant l'arête du nez pour s'astreindre au calme, alors c'est sur un ton glacial qu'il exhale :
"COLE !"
