C’était toujours difficile de voir un ami pleurer. Ça comprimait le cœur. Vito n’était pas quelqu’un qui pleurait très facilement, mais s’il y avait quelque chose qui ne manquait jamais de lui faire ravaler ses larmes, c’était bien d’en voir couler sur les joues de quelqu’un d’autre. Même s’il était extérieur à la situation. Même s’il ne connaissait pas la personne. Mais cette fois, ce ne fut pas le cas car lorsqu’il se redressa pour se tourner vers Theodosia, elle avait relevé la tête, et riait, et souriait. Elle pleurait aussi, mais ce n’était rien par rapport à son sourire, immense, contagieux. Vito fut obligé de la rejoindre. Lors qu’ils se relevèrent pour repartir, leur pas était bien plus léger.
Ils prirent de nombreux virages. Tombèrent sur des salles, grandes et petites, vides pour la plupart, polies par l’eau qui devait les avoir emplies autrefois. Durent escalader lorsqu’il le fallait. Se faufilèrent dans des espaces étroits lorsque le chemin l'imposait. Une fois, Vito s’était arrêté, avait éteint quelques longues secondes la lampe dont il avait enroulé la sangle autour de son poignet, s’était tourné et l’avait rallumée sous son visage, comme lorsque l’on raconte une histoire d’horreur. Une autre, alors que Theodosia était devant lui, il avait brusquement posé sa main sur ses épaules, dans un « bouh ! » assez puéril. Il s’était plaint du froid au moins cinq fois. Avait manqué de tomber en glissant à une dizaine de reprises. Mais dédramatiser un peu la situation était pour lui quasiment vital. Parce qu’autour d’eux, la grotte était vivante.
Des bruits inconnus, des froissements, le bruit de l’eau, l’écho d’un éboulement, un lointain grondement. Un rire ? A chaque coin de galerie, Vito se demandait - qu’allaient-il découvrir ? Le néant, ou autre chose ?
Il était presque en train de s’amuser et de passer un bon moment lorsque quelque chose dans l’air changea. D’abord, il ne sut pas quoi, comme si son corps avait détecté un problème avant sa conscience. Puis il s'en rendit compte : c’était une odeur. Mais pas n’importe quelle odeur. Un peu comme une corbeille de fruits que l’on retrouvait après être parti pendant un mois en vacances pendant la canicule. Un peu comme un sac poubelle qui serait resté un trop longtemps dehors. Un peu comme une infection qui aurait très, très mal tourné. Pire encore.
Vito eut un sursaut, un bref relent et plaqua sa main devant sa bouche et son nez. Il s’était arrêté net parce que quelque chose n’allait pas du tout, et ce quelque chose était juste devant eux, sur leur chemin, caché à l’angle d’un rocher un peu plus imposant que les autres.
« Oh non. »
Il avait baissé l’angle de la lampe, pris d’une soudaine terreur. Il n’était vraiment pas sûr de vouloir éclairer ce qu’il y avait devant eux. L’odeur de pourriture était bien trop équivoque.
« Tu… tu crois que c’est… ? »
Il fallait qu’ils sachent. Très brièvement, il inclina son poignet. Le faisceau se redressa lentement et - Il le rabaissa cent fois plus vite qu’il ne l’avait remonté. Une main. Au sol, il y avait une main.
Une sortie à trouver. Une histoire à raconter. Certains n’y étaient jamais parvenus.
Les larmes avaient laissé leurs places à de grands sourires, tout comme le soleil succédait à la pluie. L’ambiance de leur petite expédition s’était éclaircie et Theodosia et Vito déambulait maintenant joyeusement dans les couloirs sombres et oppressants de la grotte, oubliant le froid, la douleur, la peur. Comme s’ils étaient au-dessus du danger. Parce qu’ils étaient à deux. Parce qu’ils étaient les héros de leurs histoires respectives, et les héros ne mourraient pas.
Mais la réalité ne tarda pas à les rattraper. L’orage gronda bientôt au-dessus de leur ciel bleu cousu d’illusions. Et tout commença par une odeur affreuse, bien étrangère à Theodosia qui avait grandi dans le milieu aseptisé des hôpitaux. Alors sur le coup, elle ne comprit pas toute l’horreur de leur situation. Elle ne comprit pas la panique de Vito, qui laissa place à une terreur mystérieuse. Mais parce qu’il avait toute sa confiance, elle se rapprocha néanmoins de lui, prête à faire face au danger comme elle le pouvait.
Mais ils ne découvrirent pas le danger : ils découvrirent sa conséquence. Une main en putréfaction, au teint verdâtre et gris, avec de la terre sous les ongles, rendue rigide par la mort. Theodosia retint un cri, qui devint un gémissement effrayé. Et une foule de questions se succédèrent les unes aux autres dans sa tête. À qui cette main avait-elle appartenue ? À un autre optimiste débonnaire, qui se pensait imperméable au danger, comme eux ? Dans le lac où elle avait manqué de se noyer, Theodosia nageait-elle parmi les squelettes d’autres gens moins chanceux qu’elle ?
Elle s’imagina les autres disparus de la grotte, dans un état similaire, elle s’imagina les rejoindre, elle imagina leurs histoires, leurs familles qui devaient encore se demander où donc cette personne avait disparu. Puis elle secoua la tête, et le fil de ses pensées sordides lui échappèrent.
— Oui. Le ton de sa voix était décidé et diligent, mais elle gardait sa manche humide sur son nez pour se protéger de l’odeur de la pourriture. Une fois sortis d’ici, il… Il faudra prévenir la police, d’accord ?
Et ils sortiraient d’ici.
Theodosia n’entendit plus rien, sinon sa propre ambition, le sang dans ses oreilles, les battements effrénés de son cœur, l’adrénaline qui lui montait à la tête. Des sensations étrangement familières, qu’elle ne savait pas totalement replacer. L’impression d’avoir déjà fait face à la mort.
À une autre époque Elle lui avait en effet perdu la vie Cette fois-ci serait différente
— On doit y aller, Vito. Elle lui prit la main une nouvelle fois, et enjamba le cadavre, le dépassa.
Pauvre résultat Qu’il était hors de question de rejoindre
Il ne restait plus que l’objectif, et un obstacle confus, la chose qui avait tué cette personne. Etait-ce le froid la faim la détresse ? Ou était-ce un meurtrier tangible ? Peu importe. La question était de savoir l’éviter.
— Attends, tu entends ça… ?
Tous les sens de Theodosia étaient en alerte, mais c’était son ouïe qui lui était d’une quelconque intérêt, cette fois.
— Le vent… ? s’exclama-t-elle doucement, comme elle savait si bien le faire. La caverne était d’un froid écrasant, mais au moins, il n’y avait pas d’air pour d’avantage geler ceux qui avaient le malheur d’y entrer. En revanche, cette fois, le vent pourrait bien être juste ce dont il avait besoin.
La fraicheur de la nuit. L’extérieur.
— Bon. Bon, commença-t-elle, cherchant à masquer son excitation. On doit faire attention, pour ne pas retomber dans le trou, si on est bien sur la bonne voie…
Et le marche reprit à un rythme plus soutenu que jamais. Mais une question restait suspendue dans l'air gelé de la grotte : qu'est-ce qui avait tué cet individu ?
Alors que ses jambes à la fois raides et tremblantes le transportaient, lui et sa conscience paralysée, au dessus du cadavre, l’esprit de Vito était envahi de mots isolés. Corps. Mort. Danger. Sortie. Cette aventure aurait pu être drôle. Dans les jours à venir, ils auraient pu en rire. Le miracle de la tente. Leur chute. L’eau, les chauves souris. La beauté d’une caverne. Des bruits inquiétants, mais lointains.
Maintenant, c’était devenu un cauchemar.
Dans un sursaut de conscience, il pensa à cette personne étendue au sol qu’il venait d’enjamber. Il pensa, égoïstement, que ça aurait pu être lui, que ça aurait pu être Theodosia aussi. Il pensa à ses parents, à ses colocataires, les amis qu’il avait à Foxglove Valley. Puis il pensa aux parents de cette personne, à ses amis, aux personnes à qui elle manquait et qui était restée là. Par terre. Seule. Personne ne méritait un tel traitement. Mourir dans l’oubli, dans l’ombre.
Pour beaucoup trop de raisons, Vito sentit l’âcre goût de la bile à l’arrière de sa langue. Il l’ignora, parce qu’ils devaient avancer vers la sortie.
« Le vent… ? »
Peut-être n’était-elle pas très loin.
« Bon, bon, On doit faire attention, pour ne pas retomber dans le trou, si on est bien sur la bonne voie… » « Ouais. Ouais, ok. »
Il n’était pas vraiment capable, pour le moment, de dire quoique ce soit d’autre à cause de la boule qu’il avait dans la gorge. Sa vision s’était un peu éclaircie par l’adrénaline, et il accéléra le pas en même temps qu’elle, porté par la volonté de sortir d’ici le plus vite possible,
Sauf, Que.
A l’écho sifflant du vent s’ajouta un craquement. Pas comme la terre qui se scinde en deux ou une branche sèche sur laquelle on marche, quelque chose de différent. Une dent qui se serre contre une autre, une bulle d’air qui éclate dans une articulation. Organique. C’était devant. Vivant.
Ils passèrent le trou dans lequel ils étaient tombés la première fois. S’ils n’étaient pas tombés dans ce piège, ils aurait rebroussé chemin bien vite. Mais ils en était sortis, et ils allaient continuer dans cette lancée. Mais devant, il y avait du mouvement.
Si Vito avait considéré cette lampe comme sa meilleure amie pendant les heures précédentes, il pria tous les dieux du monde pour qu’elle ne soit pas la cause de leur perte dans la minute qui allait venir. Une dizaine de mètres plus loin se dessinait la sortie, éclairée par les étoiles, par la lune peut-être, mille fois plus lumineuse que l’ombre dans laquelle il fallait à présent qu’ils se terrent. Dans cette faible lumière se dressait une silhouette. Quelque chose. Vito ne l’éclaira pas et plaqua la lampe contre sa poitrine. Son cœur avait ralenti le temps de deux battements avant de repartir à une vitesse effrénée.
Il serrait déjà la main de Theodosia, alors il suffit de tirer dessus pour qu’ils se plaquent soudainement contre la paroi, derrière un recoin, après un arrêt abrupt. Il n’était pas sûre qu’elle avait vu ce qu’il y avait plus loin. Son cou était dévissé vers la présence à l’entrée, non, à la sortie. Un silence s’installa. Rien ne se passa. Le fait qu’ils n’avaient pas été vus ne le rassurait pas tant que ça. Il y avait un cadavre plus loin, et ce qu’il voyait se dessiner au loin n’y était probablement pas pour rien. Et cette fichue silhouette ne bougeait pas. A un moment ou à un autre, elle reviendrait sur ses pas, parce que c’était toujours comme ça que ça se passait. Parce que Vito saignait du bras. Parce que ça ne finissait jamais bien, quand on attendait que le destin soit clément.
Sans vraiment savoir ce qu’il faisait, Vito lâcha la main de son amie et l’amena à son poignet. Dans la plus grande discrétion possible, il entreprit de défaire la sangle et le scratch qui maintenait la lampe autour de son bras. Cela prit trente seconde, cinq minutes, une demi-heure peut-être.
Et il la lança vers le fond de la grotte. Vers l’endroit où une dépouille qui aurait pu être eux se trouvait. Elle retomba dans un bruit qui se répercuta jusqu’à eux, et les rayons lumineux jaillirent vers le plafond rocheux. Vers l’intérieur. Loin d’eux. Le mouvement soudain dans la direction opposée fit naître mille tremblements dans son corps entier, et sa main récupéra celle de Theodosia alors que la silhouette avançait vers eux. Vite. Et les dépassa.
Theodosia lui avait adressé milles prières au cours de leur exploration, et elle était finalement là. Le dégoût de la mort, la terreur de cette chose qui rôdait dans la grotte, et un espoir chaud, lumineux, brûlait en la jeune fille.
La sortie
Ils réussirent à éviter le trou qui les avait fait chuter une première fois. Le trou qui avait manqué de les tuer.
La sortie
Autour d’eux, le vent sifflait contre les parois de la caverne, qui s’ouvrait vers l’extérieur, la liberté, la sécurité. Partout ailleurs qu’ici.
Puis un craquement D’os ou de dents
Une silhouette se tenait à contrejour. Theodosia ne sut pas distinguer si elle était dos, ou face à eux. Même après le cadavre qu’elle avait enjambé, l’idée qu’il s’agisse de l’auteur de l’horreur dont il avait été les témoins ne lui traversa pas l’esprit. Mais son instinct, lui, réagit au spectacle. Ses mains devinrent moites, et un filet de sueur lui tomba le long du dos. Tous les signes du danger réunis en une sensation qui lui noua le ventre. La vraie terreur.
C’est Vito qui réagit le premier, en les cachant dans les ténèbres. La silhouette ne cilla pas, malgré les tremblements de ceux qui pensaient être ses futures victimes. Craignant de gémir le moindre son dans sa panique, Theodosia plaqua sa main libre contre ses lèvres, et ferma les yeux, cherchant à s’éloigner de cet endroit comme elle le pouvait. Elle s’imagina sa chambre, et son chat Minuit. Elle s’imagina saluer Lydia, et lui raconter toutes ses aventures. Puis l’image du cadavre lui revint.
Et elle entendit un son. Ses yeux s’ouvrirent, et elle remarqua que Vito lui avait lâché la main. Il la reprit aussi vite. Tournant doucement la tête, elle aperçut de la lumière – leur lumière -. Puis une ombre dont elle ne distingua pas le visage passa devant ses yeux écarquillés.
s a n s l a r e m a r q u e r
Il ne lui en fallut pas plus. S’accrochant à la main de Vito comme à une ancre, elle oublia son asthme, ses jambes grelottantes, ses articulations en verre, tout ce qui faisait d’elle ce qu’elle était, pour ne devenir qu’un instinct. La survie.
Hors de question de laisser la moindre ouverture, la moindre occasion, à ces choses qui étaient tapis dans l’ombre. Alors elle courut. Elle tenait le charme de Vito dans sa main droite.
À chaque enjambée, les étoiles se rapprochèrent. La lumière se fit incandescente. Puis le froid les frappa comme une vague : Leurs vêtements n’avaient pas séché. Ça ne découragea pas leur course, qui se continua dans un rythme effréné pendant 5 longues minutes qui leur donnèrent le goût de l’éternité.
Puis ils retrouvèrent une tente. Leur tente. Risquant un regard par-dessus son épaule, entre deux respirations essoufflées, Theodosia ne vit rien sinon de larges sapins, une pente escarpée, et une grotte qui ressemblait à la bouche de la montagne, prête à avaler tous ceux qui y entraient.
Sur le visage de l’apprentie photographe, il y avait un sourire Qui s’agrandit en un cri de triomphe quand elle s’élança vers Vito Qu’elle serra comme s’il détenait sa vie Elle lui la devait en effet
☆ ☆ ☆
— On ne peut pas dormir ici, on doit rentrer.
Theodosia dévorait sa barre de chocolat franchement méritée, à la lumière douce de sa lampe torche qui trouvait enfin son utilité. Son regard se posait sans cesse sur l’entrée de la caverne, où jamais rien ne sortit. Mais elle préférait en être sûre.
— Mais à pied, de nuit, avec la tente dans les bras et une lampe torche qui s’éteint quand elle le veut…
Elle avala dans un « gloups » ce qu’elle mâchait depuis un moment, tandis que la lumière de sa lampe disparut dans un grésillement avant de revenir, comme pour confirmer ses paroles.
— Vito. Ton portable ?
Le sien était bel et bien mort, à moins d’avoir du riz sous la main. Mais elle gardait espoir, tout en tenant le charme occulte dans sa main, et le papier de sa barre de céréales dans l’autre. La lampe grésilla une nouvelle fois, et la jeune fille frissonna.
Dans d’autres circonstances, Vito aurait sans aucun doute apprécié le paysage. Il aurait été surpris par la lumière diffuse des étoiles, bien plus intense qu’il ne l’aurait imaginé. Il se serait cassé le cou pour admirer la profondeur du ciel, la courbe de la voie lactée, les millions d’astres, si lointains et pourtant voisins dont l’éclat traversait les âges. Theodosia et lui se seraient peut-être extasiés devant le mouvement d’un de ces petits points, sa trajectoire fixe et constante dans le noir. Ils auraient sûrement débattus pour déterminer si c’était un OVNI ou pas, puis auraient décrété qu’il s’agissait probablement d’un satellite. Mais le doute et l’excitation auraient probablement perduré, alors ils en auraient cherché d’autres.
Cette clarté, Vito la voyait maintenant de manière purement utilitaire. Regarde où tu mets tes pieds. Ne tombe pas. Bloque le stress qui pourrait stopper ta course et faire trembler ton corps entier. Cours, cours loin des boyaux de l’Astoria et de ses dents prêtes à te dévorer dans l’ombre.
Accrochés l’un à l’autre comme à une bouée, ils dévalèrent la pente jusqu’au semblant de camp aussi vite que le vent. Vito ne savait pas quoi penser du triangle de tissu qui se dessinait à peine sous les conifères. De la grotte, toujours visible au loin, qui avait failli prendre leur vie. Tout était un peu embrouillé. Ce n’est que quand il entendit l’exclamation de joie de son amie et qu’elle le serra dans ses bras qu’il se rendit compte : ils s’en étaient sortis. En vie. C’était terminé.
La pression avait fini par redescendre. L’angoisse, elle, pesait toujours dans son estomac, maintenue par la vision de la caverne au loin. Ils étaient resté dehors face à elle. Pour surveiller.
« On ne peut pas dormir ici, on doit rentrer. » Vito n’aurait pas pu être plus d’accord avec elle. « Mais à pied, de nuit, avec la tente dans les bras et une lampe torche qui s’éteint quand elle le veut… » Dans un soupir, il froissa dans son poing l’emballage de la barre de céréales qu’il venait (et avait eu du mal à) avaler. Après toutes ces aventures, il n’avait pas vraiment faim.
« J’ai aucune idée de l’heure qu’il est, mais il va probablement falloir qu’on attende le matin. »
Combien de temps étaient-ils resté là dedans ? Quelques heures ? Ils avaient entamé leur ascension vers la grotte à minuit, peut-être. Il était sûrement trois ou quatre heures du matin. Pour Vito, c’était encore bien trop loin du lever du soleil.
A la nouvelle intervention de Theodosia, Vito fronça les sourcils mais gagna tout de même la poche de sa veste, qu’il avait laissé sur son sac à ses pieds. Elle était encore humide. Il essuya l’écran avec la manche de son sweat et tenta de l’allumer, sans grand espoir. Au départ, rien ne se passa.
« Il est officiellement m- »
L’écran s’illumina. Vito, aveuglé, se laissa aller à une exclamation de surprise et de joie. Dans un « Dosia, regarde ! » plein d’entrain et d’espoir, il se pencha vers elle, le téléphone entre eux pour qu’elle puisse elle aussi assister au miracle.
« J’ai aucune barre de réseau, mais je crois que les appels d’urgence peuvent passer. »
Pendant un instant, il releva la tête vers la grotte. Il eut un frisson aussi glacé que la nappe d’eau dans laquelle ils avaient chuté. A cause de la lumière intense de l’écran, il n’était plus capable de la discerner au loin. Alors que son pouce s’empressait de taper 9-1-1, qu’il plaçait le téléphone contre son oreille, qu’il commençait à exposer la situation à la personne qui avait décroché de l’autre côté, il y eut de nouveau ce craquement.
C’était au loin. Ces mêmes dents, ces mêmes os. Ce son qu’il n’avait entendu qu’une fois, mais qu’il reconnaîtrait même au centre d’une tornade. Sa voix s’abaissa, mais il ne s’arrêta pas de parler. Au contraire. Il fallait faire vite. Son regard capta celui de Theodosia, éclairée par la lumière artificielle, qu’il fallait éteindre. Ce n’était pas terminé.
Attendre le matin ? Theodosia préférait presque risquer une descente de la montagne Astoria. Plutôt mourir aux mains de la nature et du hasard, qu’à celles de ce truc qui rodait dans la montagne. Mais pour l’instant, ils n’avaient pas le besoin de penser à des choses si sombres : Il existait peut-être un moyen pour eux de s’en sortir sans plus de plaies, si seulement le portable de Vito réussissait à marcher…
— Il est officiellement m-
La jeune fille commença un soupir de déception, qui devint un cri de joie quand l’écran s’illumina. La voilà, leur solution. Avec un enthousiasme qu’elle ne cherchait plus à contenir, la photographe amateur s’approcha rapidement du garçon et du petit rectangle qu’il tenait dans sa main.
— J’ai aucune barre de réseau, mais je crois que les appels d’urgence peuvent passer.
Dieu merci, elle ne se tenait pas debout : Autrement, Theodosia serait probablement tombée au sol, puisque tous ses muscles crispés se relâchèrent après une si bonne nouvelle. Un grand sourire prit place sur ses lèvres, tandis que son partenaire tapait le numéro des secours.
Quel ascenseur émotionnel Pensa la jeune fille Et l’étage désiré N’avait pas encore été atteint
Parce qu’il y eut ce bruit terriblement familier Et il n’en fallut pas plus à Theodosia pour comprendre qu’en effet L’étage désiré Etait loin d’avoir été atteint
D’abord, elle crut à une farce de son esprit, encore sous l’emprise de la peur. Puis elle vit le regard que Vito lui lançait, et acquiesça gravement, bien qu’à contre cœur. Dire « j’ai compris », c’était reconnaitre le problème, l’inscrire dans leur réalité. Mais elle craignait que l’heure ne soit pas au refus et au déni : Ils devaient se cacher une nouvelle fois.
Avec faste, Theodosia ouvrit grande leur tente, et invita Vito à y entrer. Derrière elle, sa lampe de poche, étalée au sol, qui clignotait, plongeant les deux aventuriers dans une obscurité temporaire, mais terrifiante ; L’impression que chaque seconde de ténèbres permettait à la silhouette de s’approcher davantage.
À son tour, la jeune fille se glissa dans la tente, sans oublier de prendre sa lampe défectueuse avec elle. Comme le garçon l’avait fait dans la grotte, elle éteint sa lumière, et sur leur tente se projeta l’ombre des arbres, la lumière des étoiles. Aucune figure sombre ne se distinguait sur le tissu.
— Alors ?, chuchota-t-elle à Vito, cachant son angoisse derrière un sourire forcé. C’était à son tour d’être courageuse, maintenant, malgré ses mains tremblantes, son visage livide et son corps affaibli. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’on leur envoie quelqu’un, n’importe qui. Croirais-t-on seulement à leur histoire ?
Du coin de l’œil Theodosia distingua l’image D’une silhouette
C’était un sentiment que Vito n’avait jamais connu jusqu’alors. C’était viscéral, ça glaçait le sang, ça gelait les entrailles, ça faisait trembler tous les membres, ça gardait dans un éveil constant. L’ouïe, la vue. La douleur, la fatigue, le froid ne valaient plus rien. Pour l’instant. Être traqué. Être une proie. Être en alerte, ne pas savoir si, dans une seconde, l’on sera encore en vie.
Sa voix, au plus proche du téléphone, était devenue un chuchotement tremblotant. Sa respiration s’était faite un peu plus saccadée, un peu comme avant, avec une touche de non, pas ça, pas encore. Theodosia avait pris leurs prochains mouvements en main, et le bruit de la fermeture éclair de la tente fut bien trop de bruit à son goût.
Au téléphone, il demanda l’officier Beckett et dit tout ce qu’il pouvait. La montagne Astoria, la grotte. S’ils pouvaient les localiser grâce à son GPS. Le cadavre. Ce qui les chassait. Ce qui venait les chercher. Ce qui les avait trouvé. Qu’ils allaient y res- La communication fut coupée.
Dans la tente, il faisait bien plus sombre que dehors. Il distinguait à peine Theodosia, à côté de lui, proche, parce que rester dans son coin aurait été encore plus terrifiant. Le silence, qu’avait autrefois coupé Vito avec ses explications saccadées, régnait en maître. Lourd, puissant dans l’habitacle de tissu. Du tissu. C’était tout ce qui les séparait de la forêt, de ça. Les mains de Vito tremblaient comme des feuilles, et il agrippa l’avant bras de Theodosia avec l’une d’elle. Avec l’autre, il avait ramené le téléphone devant son visage, les yeux écarquillés, parce que l’écran était devenu noir, éternellement noir, et la communication avait été coupée.
« Alors ? »Il aurait aimé pouvoir sourire comme elle le faisait. Il ne le voyait pas, mais l'entendait dans sa voix. Et elle lui donnait presque le courage de le faire aussi, mais il était livide parce que « Ca a coupé, il s’est éteint. » C’était un murmure que lui-même peina à entendre. Le dernier souffle de leur ligne de sauvetage. Ils avaient été entendus, mais jusqu’à quel point ?
C’est lorsqu’il l’aperçut qu’il se rendit compte que les parois de la tente n’étaient pas complètement opaques car dehors de nouveau-
Cette silhouette, qui était là comme si elle l’avait toujours été. Cette silhouette, qu’il fixait, figé, sans même oser respirer. Cette silhouette, qui ne semblait pas respirer non plus, qui ne bougeait pas. Cette silhouette qui semblait pourtant, petit à petit, progressivement, très doucement, grandir, s’approcher à chaque battement de cœur. Mais qui à la fois était, restait, i m m o b i l e
Et cette fois, ils n’avaient nulle part où aller. Theodosia était là, accrochée à lui comme il était accroché à elle face à ce qui se profilait. Ils y étaient tous les deux, ils étaient terrifiés et ils s’y confrontaient ensemble - il n’y avait pas d’autre solution possible que celle de rester là, et d’attendre.
Tout s'était déroulé si vite, l'espace d'un coup de fil. Un mince fil sur lequel se balançaient les deux jeunes, Vito et Theodosia, en équilibre. Le Central lui avait passé le garçon, et l'officier avait été loin d'imaginer ce qu'il allait entendre. Il n'est pas rare que le quotidien prenne le pas sur l'action. Surtout ici, dans une petite commune plutôt tranquille. Les gros criminels ne courent pas les rues, la délinquance, en elle-même, n'est pas particulièrement élevée, et la plupart des appels relèvent surtout de la Mère Jeanne qui a encore perdu son chat. Ou plutôt, qui a oublié que celui-ci est déjà mort, il y a cinq ans. Alors, vient s'installer un sentiment particulier, paradoxal. Entre l'ennui qui prend place, la lointaine envie d'un minimum d'activité et, au contraire, l'espérance que les "urgences" n'en soient jamais réellement, pour le bien d'autrui.
Et enfin, vient le moment où tout s'écroule.
Leurs sirènes envoyaient des reflets lumineux sur les ombres des arbres de la forêt, agressant Salem de leur couleurs, prévenant de leur arrivée imminente. Georgie n'avait pas chômé. Aussitôt leur conversation coupé, il avait appelé le Central pour des renforts, envoyant les coordonnées de la grotte, prévenant de la situation, puis ... Appelant les ambulances. Après, il ne lui restait plus qu'à prier le ciel qu'ils arrivent à temps. De son côté, il n'avait pas attendu ses collègues, le moteur rugissant, il avait foncé à toutes trompes, gyrophares hurlants, en direction de cette foutue grotte. Foutue forêt. Foutus gosses.
Quelle idée d'aller se coller à un tel endroit. Sans adulte. S'il était resté calme au téléphone, quand il était en ligne avec Vito, c'était par simple professionnalisme, pour éviter d'inquiéter encore plus le garçon. La situation était déjà assez désastreuse en elle-même. Après coup, c'était avec colère que s'exprimait son inquiétude. Il avait fallu qu'ils tombent sur un mort. Un cadavre. Rien qu'à l'idée, ses phalanges se resserrèrent sur son volant. Pauvres mômes. Mais, surtout, il avait fallu qu'ils tombent sur quelqu'un. Georgie fronça les sourcils.
Merde, pourvu qu'ils aillent bien.
Il n'avait même pas eu le temps de rassurer le gamin. De lui dire qu'ils allaient s'en tirer. Il n'osait même pas imaginer dans quel état ils devaient être.
L'officier claqua la portière, avant de s'emparer de son arme et de sa lampe, s'enfonçant dans les bois. Pas le temps d'attendre les autres. De toute manière, ils feraient vite. Il y avait intérêt. A l'instant, le plus important était de retrouver les deux jeunes, rapidement. Les branches craquaient sous les semelles épaisses de ses bottes, les bras tendus devant lui, ses yeux scrutaient le moindre mouvement tandis qu'il évoluait rapidement. Il ne mettrait sûrement pas longtemps avant de trouver leur campement. Tout du moins, le policier l'espérait. A mesure qu'il progressait à l'intérieur de ce gouffre de verdure, son souffle se faisait plus court, un vague nuage de buée se formant entre sa bouche et son nez.
Puis la tente apparu dans son champ de vision. Mais surtout cette grande silhouette, celle qui était bien trop proche de la tente. Et il braqua son arme.
« Plus un geste ! »
Mais la personne ne l'écouta pas, et clairement, il ne s'agissait pas des enfants. Trop grande. Trop longiligne. Trop ... menaçante. Et rapide aussi, Georgie n'eut pas le temps de la voir correctement dans le faisceau de sa lampe que celle-ci enjamba une roche proche pour se faufiler entre les broussailles. Et merde. L'Officier se précipita pour la suivre mais, un mouvement dans la tente attira son oeil.
Ils étaient là.
Et il ne pouvait pas les laisser ici. Les renforts feraient une battue, tant pis, il y avait plus important. Gardant l'arme braquée dans la direction où il avait aperçu la silhouette pour la dernière fois, il alluma son talkie accroché à son torse : « Ici Beckett, je les ai. Mais y a quelqu'un qui traine encore dans le coin. On a un 10-66. Je répète, 10-66. Grouillez-vous. » Suite à cela, il s'accroupit au niveau de l'entrée de la tente, non sans surveiller les alentours, avant de l'ouvrir : « Vous en faites pas les mômes, j'suis là. » Il grimaça à l'idée de remettre son arme à la ceinture pour voir comment ils allaient. Il n'aimait pas cela. La personne qui leur tournait autour pouvait revenir, et il ne savait pas si elle était armée ou non. Alors, il demanda : « Vous êtes blessés ? Les renforts ne vont pas tarder à arriver. »
Très vite. Et heureusement, l'ont entendait déjà, non loin, les sirènes se rapprocher.
Invité
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Mer 19 Oct 2016 - 20:18
Into the woods
TO WHERE I AM EXPECTED
and through the trees
La silhouette Et Theodosia voit la mort.
Ce n’est pas la première fois Qu’elle la regarde dans les yeux Et la salue
Mais l’heure n’est pas aux retrouvailles. Cette vieille amie est la dernière personne qu’elle veut apercevoir. Elle la préfère loin d’elle. Elle la préfère à un autre temps, une autre époque, Où elle n’était pas la victime de la faucheuse Mais son agent.
Elle n’a pas l’espoir qu’elle et Vito soient invisibles aux yeux de la créature. Sa bienveillance ne cache pas de la naïveté, elle connait déjà la suite et la fin de l’histoire. Elle connait déjà l’état de leur cadavre et les cris des campeurs qui les trouveront plus tard dans la journée. Elle connait déjà leur nom écrit en petits caractères dans le journal car ils ne sont que des lettres Insignifiantes
Après une grande inspiration, elle s’accrocha à Vito comme à une ancre, elle l’étreint dans ses bras. S’ils partaient, ils partaient ensembles En criant et griffant et tapant Car les humains ne courbaient jamais l’échine devant l’inéluctable.
Elle serra le poing et se sentit prête à bondir. Elle prêta ses sens au présent, qui entendaient chaque son, chaque inspiration, chaque pas Et chaque syllabe ?
— Vous en faites pas les mômes, j'suis là.
Ses yeux s’écarquillèrent et elle vit la lumière d’une lampe qui n’était pas la sienne. Elle brisa alors son lien avec Vito, cherchant à voir clairement le visage de ce nouveau personnage. Il lui suffit d’un regard pour comprendre que ce n’est pas la silhouette, mais un agent fédéral de Foxglove Valley.
— Vous êtes blessés ? Les renforts ne vont pas tarder à arriver.
Elle acquiesça en posant les yeux sur son partenaire, repensant au sang sur son bras Puis elle se mit à pleurer
— Ça va. lâcha-t-elle entre deux sanglots qu’elle essuya d’un revers de main. Elle penserait presque à un piège, une illusion de son esprit qui ne pouvait plus supporter l’oppression du danger et de sa bêtise. Mais elle reconnut bien vite toute la réalité de leur sauvetage, et finit par dire :
Un bout de tissu imperméable, c’était tout ce qu’il y avait entre eux et ça. Il y avait la tente, leurs tremblements, les bras de Theodosia, leur résolution, et il y avait l’autre côté.
Ce n’était pas chose facile que de regarder la mort arriver en face. D’attendre qu’elle ne veuille bien passer à l’action. De ne pouvoir faire que cela. Attendre. La fin.
Attendre d’être à sa merci, attendre le moment propice pour agir. Couper sa respiration, garder les yeux grands ouverts. Etre alerte. Crisper sa main sur son téléphone comme prêt à le lancer, s’en servir pour frapper, comme si c’était un rocher ou un couteau. Ne pas hésiter.
Dans la lumière nouvelle, ce qui les attendait se déforma, se tordit, mais ne bougea toujours pas. C’était comme une ombre qui se déplace, une facette qui s’illumine, une illusion d’optique. Pendant un instant, c’était comme si la tente n’était pas là et que tout devenait clair, distinct. Un plan rien qu’à eux. L’instant d’après, il n’y avait plus rien.
La Mort, la vraie - disparut dans la montagne.
Quelque part sur la ligne du temps, Vito avait commencé à pleurer en silence. Peut-être au moment où avait fléchi les jambes, à la fois prêt et perdu. Ou à celui où il s’était dit qu’il ne fallait surtout pas qu’il détourne le regard. A celui où il n’avait pas pu tenir plus longtemps, et avait cligné des yeux.
La lumière nouvelle était celle d’une énième lampe torche, lumière artificielle dans les ténèbres d’une nuit qui aurait pu être leur dernière.
« Plus un geste ! »
Et cette voix qui l’accompagnait, qui avait résonné entre les arbres, qui avait annoncé la fin de leur calvaire, le moment où la fin était redevenue incertaine - comme elle l’avait toujours été. Et derrière cette maigre cloison de tissu, plus rien. C’était terminé. Pour de vrai, c’était terminé.
Theodosia s’était élancée vers l’entée de la tente pendant que Vito, le bras tremblant, les mots coincés, s’était laissé retomber en arrière, toute tension redescendue. C’était un peu comme lorsqu’il se levait trop vite et que le sang se mettait soudainement à circuler dans ses veines. Ou qu’il passait d’un endroit chaud à un endroit froid. Une transition.
« Vous êtes blessés ? Les renforts ne vont pas tarder à arriver. »
C’était Georgie. Il le reconnaissait. Il s’avança vers l’extérieur de la tente, les yeux toujours alertes. C’était terminé d’un seul coup, et il ne savait pas vraiment comment réagir. Alors pendant un instant il ne dit rien et passa la tête à l’exterieur. Très vite, sans vraiment se contrôler, il tourna la tête vers l’endroit où c’était resté tout ce temps. Il n’y avait rien. Vito prit une inspiration pour la première fois depuis un certain moment. Comme un clic.
Il remarqua complètement Georgie, sa présence, sa question, et trouva son regard un instant avant de répondre un petit « oui. » Puis il vit Theodosia, ses larmes jumelles aux siennes, et il sourit d’un sourire immense, salé en passant un bras autour de ses épaules et en la serrant contre lui, encore, parce que c’était t e r m i n é.