histoire
2018, Mi-Janvier.
Tu vas où cette fois ?

Tes épaules se haussent, un soupir t'échappe. Comme d'habitude, la réponse est "J'en sais trop rien.". Suivi, cela dit, d'un détail hors du commun : "Un patelin, dans l'Oregon."

Wah. Dur. Transition violente. T'es habituée aux déménagements, mais, dans des grandes villes. Là, c'est...

Tu enfiles mollement une oreillette, puis la seconde. "Hm. Mouais." Ton index presse le bouton, le son d'un bon vieux rock te martèle les tympans, volume à fond. "J'vais m'adapter. Puis... La campagne, ça a un certain charme photogénique. Ça m'changera des graffitis de NYC."

Vu comme ça... Bah ! Bon courage ! On garde contact ?

Derrière toi, un coup de klaxon impatient. Tu fais perdre à papa du temps. Tu roules du regard, balance ton sac par-dessus ton épaule. Sur ce dernier est cousu un nouveau patch brodé. Un de plus, à chaque déménagement. Un de plus, en souvenir des adresses et villes d'antan. Il y en a énormément. "Hm, si j'y pense. Moi et l'entretien des amis... Au pire,vérifiez que je suis toujours en vie avec Twitter et compagnie." Tu ne prends pas la peine de te retourner. Une star, ça s'en va avec classe et sans regret. Juste un nonchalant signe de la main, l'un de tes fameux finger gun, en guise d'adieu. "Prenez soin d'vous, les Losers."

Quelques jours après.
Pourrais-tu brièvement te présenter à la classe, miss... ?

Ta réponse est vive, contrairement à ton intonation. "Eli Finkel-Cohen."
Est-ce une once de gêne que tu descelles sur le visage de l'enseignante ? Hm. Peut-être. Tu ne vois pas des masses sans tes lunettes.

Eh bien... Merci. Mais encore ?

Ta langue claque sur ton palais. L'acidité enrouée de ta voix se voit dans l'obligation de continuer. "Hm... J'viens d'emménager et je finirai probablement par m'en aller, comme toujours. Paraît que j'suis aussi douce et sucré que du cyanure. Les plus perspicaces capteront l'oxymore saupoudré de sarcasme. Sinon... Je vis pour la photographie. Et les Feuilletons clichés. Et l'premier qui juge, j'lui fais avaler un cahier."

Ça s'est bien passé ?

Tu ricanes en jetant ton regard en direction de ton père, son journal et canapé. "Encore la même rengaine : ça ira pour cette fois, mais, veillez à retenir votre franc-parler."

Ah. Eli. N'envenime pas déjà ta scolarité.

"C'est plus fort que moi. Je suis née pour être un cadeau empoisonné. Et puis, ça n'empêche pas que je saurai être bien notée."

Tu es casse-pieds.

"Je tiens de toi. Je sais."

Plusieurs semaines ont passées.
Où tu vas comme ça ?

Veste enfilée, tu t'armes de ton appareil photo. "Prendre quelques clichés de la forêt."

À cette heure ?

Tu te racles la gorge en jetant un coup d’œil à l'horloge. "Je n'ai plus 8 ans. Et c'est l'heure parfaite pour capturer les plus belles couleurs de la journée." Réajustant les montures sur ton nez et agissant comme si tes écouteurs te coupent du monde et des protestations paternelles, tu fredonnes l'air actuel, joué par une playlist aléatoire.
Ra-Ra-Rasputi-...
Un soudain vertige te monte à la tête, tu vacilles légèrement, te laisse tomber plus ou moins lentement.

"Keske?!"
Eh ! Eli ! Tout va bien ?
"Humpf. Ouais. Je crois ?... Hm. Finalement, je crois que j'vais aller... Me reposer."

Ceci t'a tellement perturbé. Tu n'as même pas songé à allumer la télé. Toi qui y es pourtant toujours scotché.

Le lendemain, en début de matinée.
Hmpf. C'est dingue, ce mal de crâne est insupportable. Tu croirais t'être pris la cuite de l'année. Ou t'être fait violemment renversée. Tu allais pourtant si bien, deux minutes plus tôt. Enfin bref. Un peau d'eau sur le visage, pour se débarbouiller de la fatigue et de tes maux.

Tu fermes le robinet, pars à la chasse aux lunettes en tâtant le meuble à côté. Tu les places à leur place et es subitement figée.
"C'est... Flou ?" Tu les enlèves, les frottes. "Peut-être d'la buée." Tu les remets. Rien n'a changé. "Hm ?". Retire-les, une dernière fois ? "Mais ? Je vois... Tout est net ? Sans lunettes ?"

Par quelle sorcellerie as-tu étais touchée ?

Un soir, devant la télé.
Ce Soap Opera est toujours aussi niais et surjoué.
"Grave. Même si dans un sens j'me dis que ça serait bien si la réalité était comme ça. Si simple. Trop rose."

Tu entends ton père soupirer. Tu n'as pas pris la peine de détourner le regard pour le contempler. Tes yeux sont rivés sur la télé.
Tu le sens, ensuite, se lever. Puis, il y a le bruit d'un froissement de papier. Il tient quelque chose dans les mains. Quelque chose qui se lit.

Tu ne l'as toujours pas ouverte, hein ?
Tu sais que tu te mangeras un regard qui tue après ça, mais, tu ne peux t'empêcher d'ironiser. "Bien vu l'aveugle."
Ça va faire plus d'un mois.
Tu hausses les épaules. "Et ? Elle n'est pas là pour vérifier si j'lis ses courriers."
Tu pourrais faire un effort. Récompense au moins le fait qu'elle prenne la peine de t'écrire.
Un ricanement âcre t'échappe alors que tu pointes du doigt le feuilleton diffusé à la télévision. "Si maman m'aimait vraiment, elle ne ferait pas que m'envoyer une lettre pour me souhaiter un joyeux anniversaire. Elle ferait comme dans tous ces films niais et trop parfait : elle serait là, sur le seuil de la porte alors que personne ne s'y attendait."
Eli...
"Je n'ai pas besoin de son joyeux anniversaire. De toute façon la date est dépassée depuis plus d'un mois, comme t'as dit. Donc bon, est-ce que ça sert vraiment à quelque chose de lire maintenant ?"

Plus tard, durant ce soir devant la télé, la nuit est tombée.
"Papa…? Tu dors ?"
...
...
...
Il semble bien que oui. Il ne voit rien, n'entend rien, ne sent rien, alors vas-y. Permets-toi des folies : exprimer autre chose qu'une carapace aigrie. Oui, c'est ça, soit gentille, comme toutes les nuits.
Tu lui ôtes doucement ses lunettes. Déposes délicatement une couette sur sa silhouette assoupie. Fais taire ces personnages trop roses et parfaits qui passent à la télé. Et tu lui confis tous ces non-dits. Comme toutes les nuits.

"Eh, papa ? J'sais bien que je suis chiante, que je mérite des baffes des fois. J'sais bien que parfois, on pourrait croire que je n't'aime pas. Que je suis gonflée de tout ça. Mais, c'est pas vrai. Et tu le sais, hein ? Tu le sais ? Parce que sans déconner, papa... En vrai, j'ai rien à te reprocher. Même pas à maman. Parce que dans le fond... C'est d'la faute de personne si la vie c'est un truc compliqué. Tu fais comme tu peux. Maman fait comme elle peut. Je fais comme je peux. Bref. J'ai beau me plaindre à longueur de journée, dans le fond, j'aime bien notre famille décomposée. Parce que c'est comme ça qu'on est. Et puis tu sais quoi ? J'aime bien Foxglove Valley. Si t'étais éveillé, là, maintenant, tu grimacerais. Parce que tu sais ce que je vais dire. J'aime bien les mystères qui y errent. La magie ressentie... Mais bon... Est-ce que dans le fond tu ne fais pas ton bougon juste pour cacher le fait que tu es content de voir que je me trouve une place ici ? Franchement, y'a quoi de si mal au fait de m'intéresser à la sorcellerie ? Prends ça comme... Hm... Un hobby au même titre que la photographie ? Ah... Enfin bref. Il se fait tard dis donc, j'avais pas remarqué. Et toi, tu vas encore passer ta nuit sur le canapé... Un jour t'auras la foi de te lever jusqu'à ton lit sans oublier d'éteindre la télé. Espèce d'assisté de la vie ! Tu ferais quoi sans moi à la maison, j'te jure !"

Un geste particulièrement étonnant vient clôturer ta tirade. Un baiser doux, ciblé en plein milieu de sa joue. "Bonne nuit."
Personne ne saura. La nuit sait garder des secrets pour soi.