histoire« La vie serait impossible si l’on se souvenait. Le tout est de choisir ce que l’on doit oublier. »
Maurice Martin du Gard.
Je me souviens être née à Foxglove Valley, au sein d'une famille où je n'ai ni aînés, ni cadets.
Je me souviens avoir passé une enfance et scolarité entrecoupées de trajets : Foxglove Valley – St Petersbourg, St Petersbourg – Foxglove Valley. Entre terre natale maternelle et terre natale paternelle, j'ai beaucoup voyagé.
Je me souviens du folklore, des légendes et autres localités de cette ville où je suis née, perdue dans l'Oregon, au beau milieu de ses forêts. Petite, j'y croyais. Adolescente, je soufflais, roulais du regard en entendant les anciens et les crédules raconter. Adulte, je me suis confrontée à leur véracité.
Je me souviens d'avoir été diplômée. Deux fois. L'un, américain. L'autre, russe. C'est ça, d'avoir découpé sa scolarité en six mois dans un lycée et six mois dans un nouvel établissement, à des milliers de kilomètres du premier. Le bonheur des déménagements répétés.
Je me souviens de la décision que j'ai prise, à ma majorité : partir pour Moscou et m'y installer. Y suivre des cours de médecine dans une grande faculté. Y faire ma vie, laisser le passé à Foxglove Valley.
Je me souviens que tout ne s'est pas passé comme je l'imaginais...Je m'efforce d'oublier ce garçon de l'université. Andreï.
Je m'efforce d'oublier ma naïveté. Mais qui pouvait me blâmer ? Majeure, oui. Mais, encore dans mes jeunes années. Celles durant lesquelles on ne se méfie pas assez.
Je m'efforce d'oublier les sottises dans lesquelles il m'a entraîné. Moi qui étais si sage et posée... C'est fou, comme un homme peu nous faire changer. Je sais bien qu'il ne faut jamais mettre tous les hommes dans le même panier, mais, l'amalgame est devenu plus fort que moi : c'est majoritairement vers les femmes que je me tourne, désormais. Question de méfiance et sécurité.
Je m'efforce d'oublier mes faiblesses face à ses mots qui blessent. Je m'efforce d'oublier le fait qu'un jour, j'étais assez gentille pour tolérer que l'on me rabaisse.
Je m'efforce d'oublier cet homme qui m'a lâchement abandonné en apprenant ma grossesse qu'il n'avait pas calculée dans ses projets.
Je m'efforce d'oublier ceci, mes raisons d'avoir mis entre parenthèses mon devenir dans le domaine infirmier. D'être retourné à Foxglove Valley, là où mes parents résidaient. Même si, à l'heure qu'il est, ils ont déménagé.
L'oubli est une chose bien compliquée. D'autant plus lorsque l'on éprouve de la rage, du dégoût, de la tristesse ou du regret. Alors je fais au mieux, je tente de refouler. De ne voir que les bons côtés.Je me souviens du bonheur éprouvé, en voyant ce nouveau-né. Issu d'un mauvais souvenir que son simple visage d'ange a suffit à balayer.
Je me souviens de ma pensée : Il n'est plus question de cet enfoiré d'Andreï. Il n'est plus qu'un fantôme du passé. Seul Nikoleï compte, désormais. Mon fils adorable et adoré.
Je me souviens avoir pensé que plus rien ne pourrait venir perturber cet équilibre parfait que j'avais su retrouver, entre reprise d'études et maternité.
Je sais, aujourd'hui, m'être profondément trompée.Je me souviens de mon petit bout d'homme, du haut de ses trois années, qui me demandait une poignée de bonbons supplémentaires, je la lui avais refusé, prétextant que sinon il n'allait plus manger.
Je me souviens de la moue adorable qu'il avait, alors, tiré. Et de l'expression que j'ai, alors, employée. « Ne fais pas ses yeux de chien battu ». Voilà qui me paraît, en bouche, encore amer et salé.
Je me souviens des vertiges, des maux de tête, des nausées. Un vague souvenir de flash. Le reste, je l'ai oublié. Effacé. Je crois que c'était trop dur à supporter...
J'ai oublié la violence. Le sang. Les aboiements. Les parieurs. Les surnoms tels que « Cabot » et « Bon à Rien ».
J'ai littéralement oublié cette vie de chien.
Cette vie de chien qui m'a retiré la seule chose a laquelle je tiens.« Votre état de santé est instable. Je vous en prie, madame Brejnev, soyez compréhensive. Comment voulez-vous être à la charge d'un enfant si vous ne pouvez vous maîtriser ? »
Tout ça, c'est de ta faute. Toi. Ma vie antérieure refoulée, détruire, effacée. J'avais assez de problèmes et difficultés personnelles. Pensais-tu vraiment que j'avais de la place les malheurs qui te sont arrivés ?
Insomnie. Sauts d'humeur. Dépression. Paranoïa. C'est toi qui as causé ça. Toi et ta vie qui surgissait dans mon esprit.
Je me souviens du soir-même où l'on m'a pris Nikoleï. Dans le cendrier s'accumulaient les mégots d'un paquet complet de Marlboro et les bouteilles se vidaient au même rythme que mes verres se remplissaient.
Je me souviens que ce soir-là, il ne restait plus que toi et moi. Ex-moi. Moi d'un autre temps, d'une autre fois. Et c'est à partir de là que j'ai tout fait pour t'oublier. Te dénigrer. Te détester. Jusqu'à ce que tu me foutes la paix.
Et j'y suis arrivé.
Mais ça ne suffisait pas à me le ramener.
Cela dit, ce n'était pas non plus le fait de boire et fumer qui allait faire en sorte que je puisse le récupérer.
Alors je me suis ressaisie. J'ai profité de cette étrange hypermnésie offerte par ma découverte de réincarnation pour noyer mes soucis en cultivant mon esprit. J'ai terminé mes études, ai été employé à l'infirmerie de l'établissement scolaire de Foxglove Valley et j'y chasse aujourd'hui les souvenirs lourds à porter des élèves qui, tout comme moi, n'ont jamais rien demandé.
On ne peut garder en mémoire les souffrances d'une existence passée. Certains pensent que les Hellébores sont sans cœur et bornés. Qu'ils devraient avoir honte d'oublier des âmes en peine au lieu de les aider. Mais, comment pensent-ils qu'on puisse aider ses victimes passées autrement qu'en leur accordant de reposer, une bonne fois pour toute, en paix ? Raviver des souvenirs d'une vie tristement terminée n'est pas une aide. Se « lier d'amitié » avec cette vie passée n'est en réalité qu'une prise en pitié. Et la pitié n'est, elle non plus, pas une aide. On ne peut pas faire table rase du passé, mais, on peut choisir d'enterrer les souvenirs qui peuvent blesser, briser, diviser. Les Hellébores sont, il semblerait, les seuls ayant compris que les réincarnés finissent toujours, tôt ou tard, par nuire à la santé, la vie professionnelle ou privée.
Si les Hellébore sont bornés, les autres ne sont que pure naïveté. Ils ne comprennent pas que l'on cherche à les préserver.Aujourd'hui, je suis libérée des troubles qui m'ont fait perdre le statut de parent responsable. Mais, cela fait presque une dizaine d'années. Ce n'est pas par moi que Nikoleï a été élevé. Je le connais, mais, je lui suis étrangère. Pour lui, je ne suis que Miss Brejnev. L'infirmière qui passe un savon aux élèves qu'elle voit fumer parce que ce n'est pas bon pour la santé. L'infirmière qui materne un peu trop ses patients. L'infirmière qui fait son devoir d'infirmière. Pour lui, je ne suis qu'Ashlynn, une amie de la famille qui passe parfois pour le dîner. Il est conscient d'être un enfant adopté, on ne lui a jamais caché. Mais il était trop jeune, à l'époque, pour se rappeler.
Et, c'est maintenant que je possède un nombre incalculable d'occasion de lui avouer et de m'excuser que je ne peux me résoudre à oser. Par peur de sa réaction face à la vérité. Par peur de briser cette sorte d'amitié et complicité que l'on a su tissé. Par peur de perdre une seconde fois ce garçon que j'ai porté.