morte maison, sang, déraison
il est de ces tâches un peu étranges un peu soupçonneuses
(mais pourtant essentielles)
dont personne ne veut vraiment s'acquitter
qui deviennent presque mystiques dans l'évitement qu'elle inspirent
et qui trouvent toujours d'une façon qu'on ne peut s'expliquer une personne pour s'en charger
une personne toute aussi étrange toute aussi soupçonneuse dont ce semble la vocation
dont on pourrait questionner les inclinations
mais qu'on est au fond trop content de voir endosser ce qu'on prenait soin d'éviter
lénore est de ce genre de personnes
lénore veille sur le repos des morts de foxglove valley depuis déjà des années
on ne sait plus vraiment quand ni comment il est arrivé là
on s'est tout simplement habitué à voir sa grande silhouette sombre déambuler entre les tombes
(sans jamais siffler)
pour nettoyer
pour refleurir
(pour entretenir le souvenir)
pour guider, aussi
car au fond lénore on pourrait l'approcher
(quel gardien de cimetière n'a jamais été questionné)
mais après un pas on l'entend fredonner
alors on s'arrête et on reconnaît la mélodie de cette comptine qu'on a tous un jour entendue
"
the hearse song"
(the worms crawl in, the worms crawl out
the worms play pinochle on your snout)alors on se ravise
peut-être injustement, peut-être pas
mais on passe son chemin quoi qu'il en soit
avec le froncement de sourcils qu'on a quand on étiquette même inconsciemment quelqu'un de bizarre
car c'est un fait
lénore est bizarre pour le reste du monde
mais le reste du monde est un vaste divertissement pour lénore
vos vies, vos secrets
vos conversations
vos confessions
(saisons perdues en oraisons)
toutes ces choses auxquelles vous vous adonnez sans remarquer la corneille trop immobile pour être honnête qui vous fixe d'un œil narquois
lénore s'en abreuve
lénore se repaît de l'horreur qui se peint sur vos visages quand il recroise votre route et évoque innocemment ces choses que vous avez dites
que vous avez faites
en vous croyant à l'abri des regards
(à l'abri du jugement)
lénore se nourrit de l'existence des gens
comme pour oublier la non-existence de la sienne
c'est là une de ses plus grandes étrangetés
il a l'air d'ignorer la personne qu'il est
il ne dit pas je
ni moi
juste lénore
(doigts sont changeants en dix corneilles)
porte-parole d'un autre qui n'est pas lui
(poissons sanglants en dix orteils)
lénore fuit
les questions
les airs intrigués
qu'ils soient bien ou mal placés
(il fuit même les responsabilités)
lénore est lâche
lénore se cache
derrière les plus forts
mais pas toujours les plus justes
car lénore a toujours été suiveur
jamais meneur
("tu es sûr qu'on a le droit de faire ça jack ?")
lénore ne veut avoir à répondre de rien
et surtout pas de sa similarité avec ces horloges cassées qu'on ne peut plus récupérer mais dont les aiguilles continuent pourtant de tourner
de façon presque désespérée
comme on tiendrait debout sur des chevilles cassées
lénore a ce détachement empreint de vigilance qu'on ceux qui demeurent éternellement travaillés
(marqués)
par ce à quoi ils ont assisté
ce à quoi ils ont participé
ça suinte et ça déborde de partout
dans ses cauchemars
ses insomnies
sa manière de se moquer du danger
dans cette négligence absolue de son apparence
ses mains maculées de terre (de sang ?)
son visage constellé de taches qu'on ne saurait identifier
ses cheveux incarnadins qu'on croirait coupés au canif par un aveugle
mais surtout dans ses yeux
ces yeux fous qui observent tout
tantôt clairs tantôt foncés
car lénore a oublié
oui lénore n'arrive plus à se rappeler
quelle couleur il a préféré le jour où il s'est défait pour la première fois de son manteau de petit être de lumière
gris perle
(bel oiseau blanc du bout du monde)
ou noir d'encre
(feu noir sur trois abers
sang noir sur dix estuaires)
alors comme il est rare qu'on l'approche suffisamment pour le remarquer
lénore emploie les deux
comme il emploie les deux sexes aussi
homme, femme
un peu de chaque
mais toujours un peu plus de ce que l'autre voudra bien lui donner
sans jamais totalement se départir de ce qu'il est
de son i n s t a b i l i t é
son imprévisibilité
lénore éclate de rire sans raison
lénore écrase les insectes et piétine les fleurs puis passe son chemin
et revient le lendemain
pour essayer de réparer ce qui a été fait
(soleil fendu, bois condamnés)
mais malgré tout lénore n'oublie pas son rôle de gardien des réincarnés
c'est le genre de chose que rien ne peut effacer
et tout ce dont sont témoins ses yeux de corneille peuvent lui dicter d'imprédictibles comportements
intervenir dans ce qui ne le regarde pas
manquer d'attaquer ce(lui) qui représente un danger
mais en réalité
le plus souvent lénore laisse les gens venir le trouver
car une rumeur court dans foxglove valley
(peut-être l'avez-vous déjà entendue)
on raconte qu'à la nuit tombée
si vous vous aventurez près du cimetière
vous pourrez rencontrer une drôle de personne qui accepte de prendre la forme de qui vous voulez
pourvu que vous lui donniez une photo de cel(le)ui que vous attendez
et une dent de lait
on dit même que si c'est un os que vous apportez
(peu importe de qui ou de quoi)
vous pourriez demander tout ce que vous voulez
mais
est-ce seulement vrai ?
vous n'aurez qu'à essayer pour vous en assurer
(sol est venu, lois sont damnées)
il y a dans le refuge poussiéreux qui jouxte le cimetière
de l'autre côté de sa porte fermée à clef
des boîtes de nacre pleines de dents de lait
et des os d'oiseaux pour la plupart
décorés de fleurs fanées
qui tendent à montrer où est la vérité.