- Poussez madame, poussez !
- VA TE FAIRE VVVVVVVV-

Six Juillet 1985, par une chaleur étouffante, la ville de Foxglove Valley accueillit le magnifique et énorme bébé Lancelot Harvey. Les heureux parents, Fences Harvey et Arnold Harvey, avaient tout deux passés la quarantaine lorsqu'ils décidèrent d'avoir un enfant. Après un mariage catastrophique et une nuit de noce abominable dignes d'eux-même, il fallait bien passer par la seconde étape du chemin banal de la vie ? Avoir un sale gamin dans la maison du bonheur acheté à un arnaqueur et dont les frais vont s'étendre jusqu'après ta mort même dans ton cercueil que ta famille va mettre toute sa vie à rembourser.
Ainsi va la vie.
Et pour être chiant, qu'est-ce que Lancelot était chiant. En même temps, une mère comme la sienne, qui aurait pu être poissonnière dans une vie antérieure - oui d'accord elle aime la pêche mais ses autres activités sont de fumer devant l'entrée de la maison et observer les voisins avec ce regard peu aimable bien à elle- et qui fait preuve d'un profond amour maternel bien particulier ... C'était peu étonnant que le gamin finisse par n'obéir à aucun ordre donné. Il faisait déjà tout ce qu'il voulait très jeune. Et même son père le laissait faire. Parce que à la maison c'est certainement pas l'homme qui décide. Le Pater Familiae n'en branle même pas une, passant ses journées avec ses copains ufologues et perchés. Au moins il ne picole pas pendant la journée, le stéréotype de la famille des années 50 finalement. Non en fait c'est la mère qui boit et fume mais bon.
Les jours se ressemblaient chez les Harvey. La famille un peu foldingue de la ville. Tous deux ne travaillant pas, gagnant des sous de leurs parents, vivant dans la médiocrité et le bordel. D'une certaine façon heureusement que le père est maniaque et a toujours voulu garder la maison à peu près propre et rangée ...
Et pour ce qui est de Lancelot, il jouait avec les enfants du quartier, faisait l'idiot, allait même parfois loin et revenait tard le soir. Ce n'était pas rare que la police vienne le récupérer vers une heure du matin, inquiet de voir un gamin trainer seul dans les rues. Mais pas d'inquiétude pour les parents, qui disaient toujours oh le coquin avant de passer à autre chose très vite.
Si Lancelot a souffert de cette éducation ? Oui et non. Il faisait ce qu'il veut sans jamais recevoir d'ordre. C'est cool quand t'es gamin. Mais oui, voir ses parents ne ressentirent aucune émotion lorsque l'on rentre les genoux écorchés à la maison, n'avoir aucune marque d'amour physique, câlins et bisous, alors que les autres de son âge avaient ce qu'ils désiraient ... ce n'était pas forcément la meilleure façon de prouver de l'affection.

- Papa. Maman. J'ai quelque chose à vous annoncer.

Lancelot venait de finir son assiette, et déjà sa nervosité lui donnait envie de tout recracher. Il avait bien grandit le petit, moyen à l'école, mais impliqué et actif, sportif et malin. Quand à ses parents, ils n'avaient pas vraiment changés. Sa mère avait toujours sa tête de bulldog, et son père sa tête de Chihuahua. (mdr je suis désolée)

- Je me suis inscrit dans une fondation automobile.
- OK.
- OK.
- Ensuite j'ai pu accéder à une bourse qui me permettra de faire des études de commerce en lien avec la fondation.
- OK.
- OK.
- La première année se fait à distance.
- OK.
- Ouais.
- Puis je vais déménager à San Francisco pour terminer les études.
- ...
- C'est où ça San Francissoko ?
- C'est en Californie.
- ...
- Ah ouais. En effet. C'est loin.
- Tout est financé par Telsa (oui mdr je fais pas de pub non plus). Et ensuite pour le reste je bosserai le soir. Vous n'aurez rien à payer.
- C'est effectivement intéressant.
- Mais pourquoi faire ça ? Tu ne veux pas rester ici, aider ton père, ou aller à l'Université de Pricefield ?
- Maman. Le commerce, c'est ce que j'aimerai faire. Si ça peut m'apporter un avenir, alors il faut que je tente ma chance. Telsa a bien voulu m'aider dans mes études, c'est la seule porte que je vois d'ouverte pour moi. S'il vous plait, il faut que vous acceptiez.
- OK.
- ...
- Maman je commence mes études à la maison, à distance. Ils évaluent d'abord mes capacités, et ensuite selon mes résultats ils acceptent de me fournir une bourse et des études.
- Ça a l'air bien pour lui non ?
- J'ai rien compris. Mais vas y mon garçon. Éclates toi. … Mais c'est où la Californie ?

- Lancelot, viens voir, vite !

Jambes croisées, bras posés derrière la tête, le fameux Lancelot, dont on parle ici, était gentiment couché dans le canapé en train de regarder la télévision lorsque son père fit irruption dans la maison. La mère Harvey piquait du nez au même moment et dût retenir un cri de surprise. Le silence qui s'était installé dans la pièce -parce que Lancelot regarde souvent la télé en muet- avait fait oublier le Pater familiae quelques instants. Celui-ci allait tout les soirs dans la cabane au fond du jardin (francis cabrel tmtc) et s'était brusquement décidé à retrouver son fils pour lui montrer quelque chose, apparemment. Ce n'était pas spécialement rare qu'il vienne réveiller son fiston au beau milieu de la nuit pour lui montrer un truc. Ça commençait déjà quand il était tout petit et ça continue encore aujourd'hui une fois jeune adulte.

- Mais dépêches toi ! Et toi aussi viens voir !

Il parlait de Fences, la maman.
Au final son fils et sa femme était bien trop lents et il parti en premier dehors. Cette fois-ci ce n'était pas l'une de ses inventions pour discuter avec des formes de vie extra-terrestre. Ni toute autre chose venant de lui. Cette fois-ci il ne fit que montrer du doigt le ciel.

- Je vois rien.
Lança Lancelot, gêné dans son pré-sommeil.

- Mais vous avez de la merde dans les yeux ? Regardez ! C'est là !
Répliqua le Pater Familiae.

- Tu vas réveiller tout le voisinage. Quelle heure est-il ?
Demanda la Mater Familiae en soupirant, fatiguée.

- Nan papa, je vois pas.
- Mais c'est là putain !
- Tu veux finir le café Lance ?
- Nan maman, c'est bon, ça va me tenir réveiller sinon.
- C'est juste sous votre nez bon sang !
- C'est qu'il fait froid en plus ...
- J'avoue. Faudrait peut-être le laisser tout seul ?
- Là, là, lààà !
- Oh tu sais ton père ...
- Il te reste pas une cigarette maman ?
- C'est juste lààààààààààààà.
- Ouais il doit bien m'en rester une dans le paqu...

Et puis une lumière.
Soudaine, qui fait froid dans le dos.
Une ... Une soucoupe. Ou en tout cas un truc qui y ressemble.
Des petits lumières, rouge, bleu, jaune. Cette chose, ce truc, ce machin, fait des mouvements étranges en repartant de la forêt.
Fences en perd la cigarette qu'elle venait de récupérer, bouche bée. Lancelot plisse les yeux pour mieux voir. Et Arnold se met en position latérale de sécurité.
Ça ne dure à peine que quelques secondes, avant que cette chose ne disparaisse en repartant vers le ciel.

- Oh sérieux maman qu'est-ce que tu nous a mit dans la bouffe.
- Vous avez vu ?!!
- Je sais pas mon garçon mais c'est de la bonne.
- Allez on rentre, il fait super froid.

- Harvey, magnifiques statistiques, vos points sont lancés avec une grande exactitude. Nous sommes très satisfaits.
- Merci.

Lancelot n'avait pas bien comprit ce que son supérieur hiérarchique venait de lui dire. Mais à son faux sourire, il avait fait du bon boulot. Fatigué, épuisé, il avait simplement remercié l'homme face à lui et avait attendu qu'il reparte avant de s’effondrer de nouveau sur son fauteuil de bureau. C'était donc bien cette semaine qu'il allait obtenir une promotion ? Tout le monde semblait lui donner encore plus de travail que d'habitude, comme pour tester jusqu'au bout ses capacités.
Lancelot Harvey, jeune cadre dynamique de vingt-huit ans, né à Foxglove Valley dans l'Oregon, vivant dans un appartement spacieux et élégant dans la Banlieue de San Francisco, Californie. Diplômé d'une licence de Business Strategy. Master en Business Statisctics. Et un métier de merde.

- Harvey, vous êtes avec nous ?
Le responsable des statistiques du groupe D, dans lequel fait parti Lancelot, venait tout juste de le réveiller.

- J'ai besoin de ça assez rapidement avant la fin de la journée, vous placez tout en deuxième avant d'avoir terminer CE rapport.

- Impossible Monsieur Mun, j'ai déjà du retard sur un encadrement de données que Madame Staretmann m'a demandé.

- Eh bien. Vous rattraperez ce retard après CE rapport.
Lança une dernière fois le responsable avant de jeter la faible documentation sur le bureau.

Lancelot passa sa main sur son front, bouillant, puis sur ses yeux, rougis par la fatigue. Quelle heure est-il ? Mon dieu, seize heures, déjà ? Combien de temps est-ce que ce nouveau projet va donner ? Et il veut un rapport ? Pourquoi faire un rapport pour des statistiques, les rapports sont déjà dans CES statistiques ?

- Je peux avancer à votre place l'encadrement de Madame Staretmann, si vous voulez ?

Lancelot redressa la tête des papiers de Mun. Qui venait de lui parler ? Son regard scruta l'horizon avant d'apercevoir une main timide s'agiter juste ... à côté de lui.

- Oh mince, excusez moi Alice. C'est gentil de vouloir m'aider, mais je peux me débrouiller.
Lancelot n'avait même pas remarquée sa présence juste à côté.

- D'accord.
- Et puis vous avez surement beaucoup de travail.
- Pas vraiment, j'ai déjà terminé.

Lancelot baissa le regard vers le bureau d'Alice, là où tout le monde place ses dossiers, rangés et ordonnés. La caisse était vide.

- On vous a donné du travail à faire pour cet après-midi ?
- Non. Rien du tout.
- Comment ça se fait ? ... Vous savez faire des statistiques préférentielles ? Je déteste l'à-peu-près.
- Haha, oui, je peux faire ça. Mais c'est le projet de Mun, non ?
- Exact. Mais j'ai besoin d'aide.
- J'arrive tout de suite.

...

- Alice, excuses moi. J'ai emprunté tes projets ce midi pour m'aider. Tiens, je te les rends.

L'horloge affichait dix-neuf heures. Les statistiques préférentielles de Mun n'était toujours pas terminées.
Claire, une collègue dans une équipe totalement différente, posa la pile de dossiers dans le casier, fit un sourire faussement excusé, puis parti avec son manteau et ses affaires pour rentrer chez elle. Étrangement, le supérieur hiérarchique suivit le pas pour vérifier l'avancement de l'équipe. ... L'avancement d'Alice, aussi.

- Mademoiselle Soff ? Avez vous commencé le dossier d'Hiver Vente privées et le dossier d'intelligence OPT ?

Lancelot sentit les jambes d'Alice se mettre à trembler. Elle était assise à côté de lui, stylo à la main, inscrivant depuis trois heures des données et lui expliquant même comment interagir avec l'UX. Non, évidemment qu'elle n'avait rien commencé. Et il n'y avait donc rien de normal à ce qu'elle n'est rien eu comme travail cet après-midi. Mais pourquoi n'était-elle pas allée demander au supérieur dans ces cas-là ? Et pourquoi Claire ne lui avait rien dit ? ... Alice était nouvelle depuis quelques jours seulement dans l'équipe. Mais sa discrétion commençait à intriguer Lancelot.

- Veuillez m'excuser. Je n'ai rien commencé. Je vais faire ça de suite. Encore désolée.

Elle s'était levée rapidement, sans un regard, et s'était précipitée sur les dossiers, tremblante.

- Effectivement. Plutôt que de fricoter avec Monsieur Harvey, concentrez vous sur votre travail. Vous n'êtes pas là pour faire la belle avec les hommes, surtout que votre réputation n'est pas pour vous défendre. C'est bien pour ce genre de comportement que l'on vous a changé d'équipe non ?

Lancelot était de dos à Alice, mais il savait très bien qu'elle était rouge de honte. Ses talons frappait sur le sol. Elle avait peur de cet homme. Il fallait réagir, la défendre. Elle n'avait rien fait de mal.

- Excusez moi, elle n'y est pour rien. C'est moi qui lui ait demandé de m'aider pour le projet de Monsieur Mun. Je ne pensais pas que cela prendrait autant de temps, c'est pour ça qu'elle n'a pas avancé.

- Monsieur Harvey. C'est très gentil de vouloir défendre mademoiselle Soff, mais elle est assez grande pour se gérer toute seule. De plus, vous n'êtes pas censer lui demander de l'aide. Vous avez tous vos projets, personnels et si chacun se met à travailler en équipe, tout le monde va finir comme mademoiselle Soff ... En retard.

Lancelot ne dit plus un mot, se retenant de gigoter dans son fauteuil.

- Monsieur Harvey. Où en êtes-vous ?
- Nous ... ... Je. J'ai avancé sur les statistiques, elles sont presque précises à 0,001%, j'aurais terminé d'ici dix minutes.
- Les statistiques préférentielles ne sont jamais précises, Monsieur Harvey.
- Oui certes, mais celles-ci ont besoin de ...
- Allez, ça ira. Continuez, nous perdons du temps. Et n'oubliez pas le rapport. Monsieur Mun ... Adore les rapports.

- Non maman, je ne serais pas à Foxglove non plus à Noël. J'ai beaucoup trop de travail à terminer.
- Mon chéri, le travail, le travail, tu n'as que ça en tête. Tu n'es pas revenu à la maison depuis combien de temps ? L'année dernière non plus nous avons passé l'hiver sans toi !
- Et alors ?
- ... Et alors ?
- Maman, c'est bon, je ne suis plus un enfant maintenant. Tu sais que j'ai bientôt trente ans ? Que j'ai fais ma vie à San Francisco maintenant ? Que mon travail me rapporte plus que vous deux papa et maman ? Et que je vous donne ma part tous les mois pour vous aider ?
- ... Oui mon chéri nous savons.
- C'est parce que je travail que aujourd'hui vous pouvez vous payer tranquillement votre logement, sans plus stresser à chaque fin de mois de comment payer le loyer.
- Oui, chéri.
- Alors laissez moi tranquille, je ne reviens pas. Mais je passerai vous voir en été prochain.
- C'est loin.
- Je sais mais il va falloir faire avec. Vous avez toujours réussi sans moi, je ne suis pas indispensable à ce que je sache ?
- Lance. Tu t'énerves. Papa dis que tu t'énerves.
- Oui je sais. Excusez moi. Je suis nerveux, le boulot, tout ça. Bon, je vais vous laisser. Je dois terminer encore plein de choses.
- Tu viens à peine de nous appeler ...
- C'était pour vous dire bonjour, et ... dire que je ne viens pas.
- Très bien alors. Bon courage fiston. Papa et moi t'embrassons.
- Oui maman. Je vous embrasse.

Puis le bip bip.
Lancelot expira un bon coup.
Depuis son départ, ses parents s'étaient montré collants. Plus encore depuis qu'il ne revient pas un week-end par mois à la maison. Le travail est trop prenant. Il n'a pas eu son augmentation l'année dernière à cause de mauvaise gérance, celle-ci a donc était retardée. Puis retardée. Est-ce vraiment légale ?
Lancelot n'a aucune vie sociale. Aucune sortie. Le travail commence à cinq heure du matin chez lui, puis à huit heure au boulot, puis se termine très souvent à vingt-heure le soir. Le reste soit encore au bureau, soit chez lui jusque minuit. De quoi dormir un peu.
Le boulot est difficile, compliqué, stressant et demande beaucoup de concentration. Maintenant, il est tard. Il doit dormir. Un peu, juste un peu.

- Merci d'être venus tous présents aujourd'hui. Comme vous avez pu vous en douter, avec l'atmosphère qui régnait, ainsi que certaines rumeurs, j'ai le regret de vous annoncer que celles-ci étaient en parti vrai et qu'une future dissolution des équipes de statistiques et données de rendements est fortement envisageable.

On les avait bien conditionnés. Ces jeunes cadres, ces jeunes employés, ces femmes et ces hommes. Aucun ne fit un bruit. Aucun ne protesta. Si quelqu'un commençait à se plaindre, personne ne le suivrait, et il serait très très mal vu. Pourtant, chacun serrait les dents du mieux qu'ils pouvaient. On voyait les yeux de certains briller, se retenir de pleurer. Ces rumeurs ne parlaient effectivement pas de licencier. Mais ce que tout le monde savaient, c'est qu'ils n'allaient pas aller de l'avant.

Téléopérateur. C'est ce que l'on conseilla de mieux sur la liste des propositions de déménagement de postes pour Lancelot. Des conneries. Il avait prit la grosse tête. Il n'était pas fait pour se mélanger avec eux, ils étaient bien trop idiots, bien trop lents, bien trop mous. Et pourtant ... Et pourtant c'est ce qu'il choisit. En tout cas ce qu'on lui poussa à choisir. Ses résultats n'étaient pas assez satisfaisant ce mois-ci. Il avait moins bien effectué son travail pour pouvoir être en avance pour la semaine de vacances qu'il s'était fixé avec ses parents. Grave erreur. Ici, le moindre écart, le moindre relâchement, peut être fatal.
Lancelot se disait qu'il ne se laisserait plus jamais faire.
Pourtant, c'est bien tout le contraire qui se passa.

- Lancelot Harvey, téléopérateur en prospection, à votre écoute je vous écoute.

Qui mieux que Lancelot pour conseiller aux agents marketing quels clients sont bons ou pas pour les affaires ? Quel monde de fou. Oui, non, pas trop, je vous conseil, ces derniers temps, c'est préférable. Au revoir. Et on raccroche, on enregistre le tout sur l'ordinateur et on se remet en ligne téléphonique. Les appels viennent de suite, pas le temps d'attendre. On recommence.
Le midi, on a une pause de trente minutes maximum, on remplace quelqu'un ensuite qui va faire la même chose. On ne voit pas grand monde, on ne prend pas le temps de se parler. On dit simplement bonjour puis au revoir en arrivant. Mais ce jour-là, de cette nouvelle et ravissante belle année, la fenêtre de derrière s'ouvrit. Un bref courant d'air.

- Ce que je propose actuellement, selon les statistiques des évènements marquants les dates entre juillet 2015 et janvier 2016, c'est ...

Lancelot n'eut jamais le temps de terminer sa phrase.
Des hurlements l'empêchèrent de terminer sa phrase.
Tout le monde coupa nette la conversation. Lancelot fit de même, bouche bée, la tête retournée vers la fenêtre. Il ne comprenait pas cet engouement soudain. Quoi ? C'est juste un courant d'air.

- Vous êtes très courageux d'être venus, aujourd'hui, à cette première réunion psychologique post-traumatique. Vous êtes nombreux, mais je pense que c'est nécessaire à ceux qui ont besoin d'être écoutés et de se confier sur leurs sentiments.

Lancelot, tout comme la plupart de ses collègues qu'il considérait à présent avec bien plus d'attention que ces dernières semaines avant le suicide d'Alice Soff, était assit sur une chaise, en cercle, la tête baissée vers ses chaussures bien cirées. Il était élégant dans sa chemise. Ses chemises toujours bien lavées, repassées, portées. Les cheveux bien coiffés. Il se démarquait presque des autres, qui ne s'était pas donnés du mal pour être bien habillés aujourd'hui.
Le service venait de reprendre, et déjà on préparait des soirées, non comptées et payées sur les horaires de travail, pour ramener le calme auprès des employés, les aider, les soutenir, les blablablabla.

Lancelot n'avait jamais été très proche d'Alice. Même lorsqu'elle se défenestra juste derrière lui. Il ignorait les harcèlements continus qu'elle subissait au travail. Les rumeurs existaient sur elle, c'est vrai, que c'était une discrète croqueuse d'hommes. Tu avoues y avoir cru un instant, lorsqu'elle venait te parler. Gentiment, avec ce sourire. Lancelot préférait l'ignorer, simplement lui répondre, puis reprendre son travail. Certes il n'était pas pire que les autres. Mais il n'était pas mieux.
Évidemment, personne ne l'avait vu venir. Elle s'était levée après un appel, silencieuse, avait demandé si une fenêtre s'ouvrait, parce qu'elle avait chaud. On lui avait simplement répondu celle-ci. Est-ce qu'elle avait hésité ? Est-ce qu'elle avait regardé le dos vouté de Lancelot Harvey ? ... Ou avait-elle simplement ouvert cette fenêtre pour sauter ? Personne ne le sait. Et de toute façon, tout le monde allait oublier. Oublier Alice. Lancelot avait déjà oublié son nom de famille. Ce n'était pas américain n'est-ce pas ? A t-elle des parents ? Un frère, une sœur ? Une famille ? Quelqu'un qui l'aimait ? Est-ce que Lancelot l'appréciait ? Est-ce qu'il aurait pu faire quelque chose ? Non. Si. Peut-être. Elle était doué pour les prognostiques. Elle était doué pour les probabilités.
Elle était intelligente, douée et gentille.

- C'est trop tard de toute façon.
La voix d'un collègue fit écho.

- Pourquoi on est tous là ? Ça sert à rien.

- Monsieur ... Monsieur ? ...

- Je m'appelle Allan. Mais bon. Qui dans cette pièce le sait ? Je ne connais même pas le nom de ma collègue. Je connais le nom de personne ici. Juste collègue.

- Allan. Dans ce cas, si vous le souhaitez, nous pouvons commencer par tous nous présenter, en effet.

- A quoi bon ? Tout le monde s'en fiche.

Et Allan se leva, frappa du pied dans sa chaise, faisant sursauter tout le monde, en particulier ses voisins d'à côté. Puis sorti de la pièce.
Il fut bien vite suivit de quelqu'un d'autre, puis une autre, puis encore quelqu'un, lui, elle, eux. A la fin il ne restait que Lancelot et la psychologue du travail. Elle ne savait pas quoi dire, elle laissa faire. Elle réagissait bien. Il n'y avait pas grand chose d'autre à faire.

- Je m'appelle Lancelot.
La psychologue, madame Ravessant, remarqua enfin la présence de l'homme, en fin de vingtaine, caché au fond.
- J'ai 30 ans. J'ai un père et une mère qui m'attendent à Foxglove Valley, dans l'Oregon. C'est à deux heures en avion d'ici. Je n'ai pas de frères et de sœurs. J'ai eu un chien quand j'étais petit mais il est mort d'une infection des intestins. J'ai appris le vélo un peu tard, à dix ans, mais ça m'a plu. J'ai eu envie de me casser de ma ville natale à dix-huit ans. Je me suis dit que Telsa allait m'aider. Je me suis dit que j'aimais les chiffres, les tests, les défis. J'avais envie d'aller à fond, de quitter cette vie calme et tranquille. Je voulais faire de grande chose, travailler, gagner assez d'argent pour que mes parents puissent rembourser leurs dettes. Je suis aussi fatigué, nerveux, embrouillé. Et je ne connaissais pas Alice. Je n'ai jamais prit le temps en trois ans de la connaitre alors qu'elle a toujours était près de moi. Je n'ai jamais prit le temps pour personne, pas même ma famille. J'ai perdu mes dix dernières années de ma vie à courir après un but qui n'est pas le mien.

Lancelot se leva de sa chaise, sans un mot de plus, salua de la tête la psychologue, puis sortit.

- Lancelot Harvey, téléopérateur en prospection, à votre écoute je vous écoute.

- Lancelot Harvey, téléopérateur en prospection, à votre écoute je vous écoute.

- Lancelot Harvey, téléopérateur en prospection, à votre écoute je vous écoute.

Fatigue. Fatigue. Fatigue.
Le nom d'Alice avait été affichée, entendue, collée, mis sur le tas, des dizaines et des centaines de fois par jour pendant un mois. En sa mémoire. Quelle mémoire ? Quel souvenir.
Si l'équipe de téléopération avait réussi à oublier cette affaire, encore au tribunal par la famille Soff, celle-ci ressurgissait de nouveau pendant le mois funeste de son suicide. Combien de temps cela allait encore durer ?
Le superviseur avait emmerdé Lancelot toute la matinée, ne le lâchant plus. C'était ce genre de gars, plus jeune, plus dynamique, plus lèche-cul qui pensait comme Lancelot à ses débuts : promotion, mérite, avenir. Mais qui avait prit la grosse tête lorsqu'il avait gagné un mini-grade et était à présent le "chef" de l'équipe de Lance. Le genre de gars qui plaît au supérieur-supérieur avant le supérieur-supérieur-supérieur. Le genre de gars qui n'hésite pas à rabaisser tout le monde et à surveiller tout le monde. A être gentil pour au final t'attraper et t'enterrer.
Cet après-midi là avait été de trop. Assit à côté de Lancelot, pour écouter ses appels téléphoniques et noter sa prestation, comme tout les débuts de mois, le jeune supérieur cadre dynamique optimiste avait décidé d'aller trop loin dans le harcèlement.

...

- Hm. Je vous ai vu mieux faire Harvey.
- Il y a des jours comme ça.
- Assez souvent, j'ai remarqué. Le mois de février n'a pas était favorable.
- En effet.
- Mais ça concerne tout le monde.
- Peut-être. Je n'en sais rien.
- C'est à propos d'Alice. Je peux comprendre. C'est malheureux. Mais nous devons continuer de vivre, nous. Nous sommes encore là, et nous devons penser à autre chose sinon nous n’avançons pas. C'est ce que Alice aurait voulu, j'en suis sûre.

Sur ces dernières paroles, le supérieur posa sa main amicalement sur l'épaule de Lancelot. Cette approche, ce trop-près, ce toucher. C'était trop.

- Non.
- Vous avez dit quelque chose ?
- Vous n'en savez rien. Vous n’étiez pas là. Vous êtes arrivé ici en octobre dernier, vous ne l'avez jamais connu. Personne ne l'a connaissait. Si elle s'est jeté de cette fenêtre, là, juste ici, regardez cette fenêtre, c'était là. Juste là. Si elle s'est jeté de cette fenêtre pour mourir c'est pour NOUS, et seulement NOUS. Pour tirer la sonnette d'alarme. Pour qu'elle existe enfin à nos yeux, qu'on sache qui elle est, qui elle était. Pour qu'on se rende compte que son absence laisse un vide, même si on ne la voyait pas. Elle n'a pas fait ça pour nous enfermer encore plus. Elle n'a pas fait ça pour qu'on oublie ce geste une semaine après. Un an après. Dix ans. Notre vie entière. Personne ici dans cette pièce, qui était là ce jour-là, ne va oublier. Alice nous a encré sa mort en nous. Mais ça, vous ne pouvez pas le savoir. Vous ne l'avez pas vécu. Ni même la psychologue. Ni même nos supérieurs. C'est seulement nous, tous, ici. Et c'est ce qui nous lie enfin entre nous.

...

Le clavier partit tout seul.
Le supérieur allait à peine l'ouvrir, que Lancelot le poussa en arrière et attrapa la première chose qui lui venait sous la main. L'objet, assez dur tout de même, s'entrechoqua avec le visage du supérieur. Le jeune cadre tomba à terre, le choc beaucoup trop violent et soudain. Des morceaux de touches tombèrent aussi, s'éparpillant.
Les appels s'arrêtèrent. Tout le monde se tut. Un silence régnait.

- Ta gueule !
Lancelot sentait son cœur battre dans sa poitrine. Il était excité, nerveux, sans aucune conscience de ce qu'il venait de faire. Il ne souriait pas, son regard était vide.
- Ta gueule - ta gueule - ta gueule.
- Aaaaaie.
- J'ai dis ta g...

On l'arrêta à temps. Le supérieur allait encore perdre quelques dents.
On l'emmena bien vite dans une salle externe.
Les discussions durèrent longtemps, jusque tard dans la nuit.
Puis on considéra Lancelot comme malade. Une maladie professionnelle. Un Burn-Out.
En tout cas c'est ce qu'on lui donna comme explication. Un épuisement professionnelle. Un procès eut lieu pour blessures volontaires envers un cadre supérieur. C'est douloureux pour lui, comme pour Lancelot. L'un perdit son travail, devinez lequel ? Lancelot.

Lancelot ne raconta pas son acte à ses parents. Il raconta juste qu'il avait fait ce fameux burn-out et qu'il avait plusieurs mois de congés pour pouvoir se ressourcer et reprendre tranquillement le travail. En réalité, il est au chômage.
Revenir à la maison après trois ans d'absence. Ça fait du bien. Revenir chez soi pour de bon, pour de vrai, pour longtemps, après plus de dix ans d'absence, ça fait du bien. Jamais Foxglove Valley ne l'avait autant manqué. Ses forets, ses paysages, ses maisons, ses habitants, ses odeurs, ses bars, ses mystères, ses étrangetés ...

Aujourd'hui, Lancelot prend régulièrement des médicaments. Il essaye d'arrêter les drogues dures, qu'il prenait assez régulièrement pour tenir au travail. Lancelot est en dépression mais il ne veut pas se l'avouer. Lancelot ne va pas très bien, mais il va toujours mieux qu'à San Francisco.
Il passe ses journées à aider son père, à travailler avec lui sur des petits boulots du voisinage. Parfois il vient rendre visite à des amis d'enfance. Bien sûr, il ne raconte à personne ce qu'il s'est passé. Alice est en lui, lui seul et ses collègues de travail. Peut-être qu'un jour il en parlera à quelqu'un. Peut être qu'un jour il arrivera à évoluer avec ça.
En attendant, il respire le grand air, il ferme les yeux, et il écoute les baleines chanter.

- Une dernière chose madame Ravessant. ... Petit, j'aimais écouter le chant des baleines, près de Foxglove. Alice aimait bien aussi, les baleines, elle me l'avait dit. Un jour.

Bonne soirée.