La salle se remplit peu à peu – ça se regarde ça se salue et ça se jauge sur tous les degrés de sincérité. Tu observes le manège sans rien dire, immobile (isolé) sur ta chaise un peu retirée, sans pouvoir t'empêcher de penser qu'il y a comme un air de famille dans toutes ces proximités, ces tensions, ces dépendances et ces marques de respect. Une famille déchirée, néanmoins ; dont le membre qui compte pour toi comme le plus estimé ne tarde pas à venir te trouver. Tout de suite, aux côtés d'une alliée, l'air te paraît plus léger – toutes ces conversations fermées moins pesantes. Philomène te connaît ; il ne lui faut pas longtemps pour deviner que l'enfant n'est pas rassuré à l'idée de devoir se montrer aux autres et faire son exposé.

— Bien, merci, et toi ? (mi sourire mi soupir) Si ... Mais je n'aurais peut-être pas à le faire. Emmi se chargera probablement de tout récapituler.

Certitude ou espoir, la limite est floue. Puis thé ou café, la question est lancée à chacun d'entre vous, sans distinction – l'austère l'impressionnant Ilan au regard diminué de moitié que tu n'as jamais vraiment osé approcher manie les tasses de porcelaine et rend définitivement cette réunion un peu plus irréelle qu'elle ne l'était.

— Hm, je veux bien un thé, s'il vous plaît, tu énonces à la fois nerveux et rasséréné, car au fond, pourquoi refuser ?

En l'absence de la matriarche, c'est le plus responsable d'entre vous qui reprend d'autorité le flambeau de cette réunion – à la manière d'un premier-né qui se fait second parent auprès de ses cadets. Tu te remets volontiers à sa volonté de s'exprimer, soulagé de ne pas avoir à te montrer, et te glisse dans le rôle passif d'observateur qui te rassure tant. Un point te chiffonne, cependant : les infiltrer – mais comment ? N'ont-ils pas l'avantage sur vous de par leurs talents de polymorphe ? Comment repérer parmi la population de Foxglove Valley une entité qui peut moduler ses traits à volonté ? Tu t'apprêtes à objecter lorsque quelque chose d'impensablement ridicule se produit : vous vous retrouvez soudainement face à un chef de police jambes nues et pantalon aux chevilles. Il ne te faut qu'un instant pour sentir tes joues rougir sous le coup d'une gêne qui n'est même pas la tienne – et, pareil à la moitié d'enfant que tu es, tu plaques tes mains sur ton visage avec un couinement étouffé pour couper ta vue de ce qu'il vient de se passer ; ôtant au moins une source d'attention au centre de ce curieux spectacle – et adoptant la posture à demi désespérée de ceux qui se demandent ce qu'ils font là. Et puis, aussi brusquement qu'un coup de vent, tout t'échappe (souvenirs de verre balayés par le vent). Tu te surprends à te demander ce que tu fabriques le visage enfoui dans les mains, alors tu finis par lever le nez et regrette aussitôt de l'avoir fait en découvrant ce que tout le monde ne peut s'empêcher de voir – tu te penches alors vivement vers ta mentor, nez rougi et mine embarrassée.

— Philomène, est-ce que je viens d'oublier quelque chose d'essentiel qui se serait passé ces dernières secondes ?

Tout se remet en place comme si rien ne s'était jamais passé – la gêne semble se dissiper et sur le fond d'incrédulité qui demeure, c'est (pour toi) la plus sérieuse et la plus efficace d'entre vous qui prend les choses en main avec ce détachement glacé qui tu le vois bien lui attire la froide placidité de tous – incompréhensible pour la moitié d'enfant que tu es, encore timidement flatté de la tiède marque d'affection qu'on t'a octroyé.

L'attention se porte sur toi, ça y est ; le courage manque de t'abandonner alors que tu te lèves pour occuper la place que Kye vient de quitter – pour t'exposer à l'implacable jugement de tes semblables, celui que tu as toujours redouté.

— J'ai pu les rencontrer, en effet, parce qu'ils m'y ont invité. Ils ont initié le contact avec moi et un autre réincarné.

Quelques secondes de battement, le temps de réunir suffisamment d'assurance pour te lancer :

— D'après eux, ils ont toujours été parmi nous mais n'ont décidé de le faire savoir officiellement que maintenant. Ils se présentent comme "défenseurs des souvenirs" et veulent bien évidemment nous empêcher d'agir – nous "punir". Ils ...

À la simple idée de ce que tu vas prononcer, l’écorchure infligée à ta logique soignée par la rencontre avec les Magnolias se réveille et te fait prendre une mine préoccupée.

— Ils peuvent changer d'apparence comme bon leur semble. Ils peuvent être n'importe qui, n'importe où – ils savent qui je suis, ils savent où me trouver, et je pense que c'est le cas pour chacun d'entre nous. Ils ... Ils m'– nous ont menacé. De "nous mettre des poignards dans le dos", pour être précis. Je ne sais pas si le danger est réel ou s'il s'agissait davantage de nous effrayer qu'autre chose, mais les mots sont là.