ft. le + beau
En voyant arriver la mousse, soigneusement présentée dans une coupelle en cristal, Henry songea que son calvaire était presque terminé. Le terme était peut-être un peu excessif, à vrai dire, car il appréciait se retrouver ici et déguster des mets plus raffinés que ce qu'il aurait pu se payer dans le meilleur restaurant à la portée de sa bourse. Mais Kang n'était plus la seule raison de sa gêne : l'opulence avait pris le pas et martonnait son amour-propre de coups de butoirs résonnants. Les efforts qu'il déployait pour ne pas se recroqueviller tendaient ses muscles jusqu'au bout de ses doigts et rendaient sa cuiller presque lourde. Cette pesanteur contrastait avec la légèreté de la mousse sur les lèvres, douce d'une saveur aériennement exotique. La sensation préoccupait suffisamment Henry pour que le jeune homme ne songeât pas à glisser un regard sur son hôte, signe également que l'hostilité que celui-ci ressentait à son égard avait dû un peu se calmer. Il reposa enfin sa cuiller dans un tintement grave qui lui parut briser une veillée funèbre.
La chaleur de Mme Kang vint aussitôt dissiper cette impression en invitant cordialement Henry à rester après dîner. Elle se méprenait décidément sur les relations qu'il entretenait avec son fils : ils n'étaient ni amis, ni rivaux, ni ennemis, juste deux inconnus qui se confrontaient l'un à l'autre parce qu'ils avaient été du même sang, autrefois, même s'ils ne le savaient pas vraiment. Mais Henry ne pouvait pas lui en vouloir, c'était bien la première fois qu'il avait envie d'être ami avec quelqu'un qui le dégoûtait autant. Un lien secret et prénatal les reliait, il commençait à le comprendre. Ils avaient été proches dans une autre vie.
Cela ne signifiait pas qu'ils devaient également l'être dans celle-ci.
Ce n'était ni la déception ni la gêne qui fit refuser à Henry l'invitation, plutôt la résignation. Il avait conscience qu'il ne pouvait pas s'imposer plus longtemps dans ce foyer, qu'il n'y avait plus sa place, si tant est qu'il l'eût eue un jour, et qu'il était temps de retrouver sa mère, sa vraie famille, et qu'il continuât sur sa route. Le regard de Kang, désabusé et indifférent, ne le brûlait plus autant, mais peut-être y était-il habitué. Henry savait qu'il se perdrait s'il voulait extirper de cette figure étrangère les traits moqueurs qui l'imprégnaient. Cela n'en valait pas forcément la peine. Il avait refermé l'incident du portefeuille et devait désormais passer à autre chose.
Il oubliait probablement qu'une fois relancés les souvenirs reviendraient le titiller dans sa tranquillité.
Mais Henry se leva bravement, étonné presque de tenir encore debout après ce qu'il avait ingéré, et remercia chaleureusement Mme Kang pour le repas, et les deux parents pour leur aimable invitation. La mère l'invita à revenir aussi souvent qu'il le souhaitait, mais le sourire distant d'Henry indiquait que cela ne se produirait probablement jamais. Puis ils laissèrent Kang, le prétendu ami, le raccompagner.
Ils se retrouvèrent tous deux dans le hall. Henry sentait que Kang mourrait d'envie de le jeter dehors, mais éviterait tout fatras qui pourrait être entendu de ses parents. Il fallait profiter de ces quelques secondes pour faire des adieux convenables, mais Henry ne savait pas trop comment s'y prendre. Il glissa maladroitement, avec une hésitation non cachée :
« Ta... ta famille est formidable, tu sais ? »
Sa mère l'était aussi, et il l'adorait, mais les parents de Kang méritaient aussi ce qualificatif. Or, ce dernier ne semblait pas les apprécier à leur juste mesure. Le jeune homme devait certainement les trouver trop parfaits, pas assez expressifs. Mais Henry était certain de voir briller une larme dans les yeux de Mme Kang si jamais son fils faisait preuve de douceur filiale avec eux.
« Bon, ben... adieu. » se résolut-il enfin à dire avant de prendre la porte.
Cela ne sonnait pas exactement comme des adieux. Henry avait du mal à croire qu'il ne reverrait plus jamais Kang : il s'attendait à le croiser un de ces jours, mais de loin, sans vraiment avoir affaire avec lui. Leurs chemins se séparaient, mais on ne pouvait pas prédire ce qui adviendrait. Un jour, peut-être, se trouveraient-ils à nouveau confronter l'un à l'autre. Dans un avenir lointain.
En attendant, Henry reprenait sa petite route paisible.