Elle inspire et ça lui fait mal à la gorge – elle expire et ça lui fait mal dans le coeur. Y a deux ou trois sourires qui se perdent sur ses lèvres, deux ou trois larmes de froid qui tombent sur ses joues ; et puis y a l'air, le vent qui rentre dans ses vêtements et qui lui mord la peau, qui lui rappelle qu'il est là, qu'il s'en ira pas, qu'il est pas comme les autres.
Ah, elle devrait peut-être mordre les gens qu'elle aime, elle aussi, pour être sûre qu'ils l'oublient pas.
Mais baguette ce soir, elle se fait fantôme – ce soir elle se fait presque discrète, devant la porte de chez vito comme si c'était chez elle, mais qu'elle osait pas entrer. Et c'est faux, sur les deux plans ; c'est pas chez elle, et c'est pas qu'elle ose pas entrer. C'est juste qu'elle en a pas vraiment envie, parce qu'elle sait qu'il est pas tout seul, qu'elle peut pas s'inviter quand y en a d'autres ((qu'elle a pas trop le droit, des fois)).
Du coup elle reste comme une conne, elle s'assoit sur le trottoir et elle plonge les mains dans ses poches, elle frotte ses genoux l'un contre l'autre pour être sûre qu'elle les sent toujours, que c'est pas la brise qui lui donne cette impression. Du coup elle se sent un peu seule mais c'est pas trop grave, elle les entend un peu et elle s'en fiche un peu, aussi ; elle pourrait dormir là peut-être, mourir là probablement, elle sait pas trop.
Baguette elle aime pas réfléchir, elle aime pas penser parce qu'elle a peur de tout ce qui y a dans sa tête et ce qui trotte sous son crâne. Elle a peur de pas aimer, elle a peur de découvrir qu'elle a pas fait ce qu'il fallait, elle veut pas avoir des remords Baguette, et elle a jamais su quoi faire de ses regrets. Et son principal regret c'est toi, toi avec tes cheveux trop clairs et ton accent trop québécois, toi et tes imperméables qu'elle verrait n'importe où, n'importe quand.
C'est pour ça qu'elle a l'impression de délirer quand elle te voit t'avancer vers elle, qu'elle sent ses lèvres un peu gercées se craqueler pour t'offrir un sourire – elle sait pas trop si elle a utilisé son pouvoir sur toi, elle sait plu quand elle le fait et quand elle le fait pas ((parce qu'elle l'a fait tellement de fois)). Mais elle se dit, elle se dit que c'est naturel et qu'elle a rien fait, qu'avec toi c'est pas pareil tu l'aimes comme elle est.
bonsoir baguette, ça farte ? ah non, non non ça farte pas. Mais elle se dit que oui, et quand elle le pense très fort, elle finit par y croire. «
froid froid froiid. Il fait froid. » c'est chantonné comme une comptine, alors qu'elle vient de l'inventer.
damn, mais ferme ta veste au moins tu vas choper la crève. elle éclate de rire comme une idiote – c'est vrai, elle l'avait pas fermée. C'est pour ça qu'il le mordait, le vent ; pour lui dire que son manteau était ouvert, qu'elle avait qu'un t-shirt pour la protéger de lui.
Peut-être qu'elle devrait mordre les gens, pour qu'ils comprennent qu'il faut se protéger de baguette.
«
le vent essayait de me le dire, mais comme buck, je parle pas le vent. » la référence est lâchée dans une expiration frissonnante, elle se pèle tellement les fesses qu'elle en pleurerait de froid.
qu'est-ce que tu fous ici à cette heure là ? C'est méli cendre qui t'envoie m'espionner ? son rictus s'élargit et elle secoue gaiement la tête – elle a l'impression qu'elle pèse une tonne, que y a quelqu'un qui lui tire les cheveux et que ça atteint directement son crâne. «
non non, il est peut-être avec vito, je sais pas je sais pas. J'étais… je savais pas trop où aller. Et toi ? Assieds-toi, assieds-toi. »
baguette, elle a pas de maison à proprement parler. Une petite française perdue en plein milieu d'une vallée américaine, sans sa famille restée au chaud d'une grande baraque à paris – personne sait ce qu'elle fait là, comment elle est arrivée et, surtout, comme elle fait pour y rester. Mais elle est là, c'est tout.
«
jean, je vais mourir. » elle soupire, comme si elle s'était fait à cette idée. Alors qu'en réalité baguette, elle va très bien. «
non, j'déconne. Mais j'ai faim. Et froid. Tu crois que c'est comme ça que les adolescents ils deviennent dépressifs ? Parce qu'ils ont faim et froid ? »
Et elle s'appuie contre lui en ronchonnant sur le taux effarant de suicides dans le monde, qu'elle a vu ce matin en lisant les journaux de ses clients. Y en a tellement en France aussi, qu'elle a peur qu'un jour on lui annonce que son poisson rouge s'est suicidé lui aussi. «
tu sais, j'ai un phasme à la maison, et il va bientôt être adolescent en terme de vie de phasme. Tu crois qu'il va devenir dépressif lui aussi ? J'ai pas dit à ma mère d'acheter des anti-dépresseurs pour phasmes, je dois lui dire d'aller chez le vétérinaire et d'en demander, non ? »
Baguette elle est jolie, y en a qui disent qu'elle est bonne.
Mais ce dont tout le monde est sûr, c'est qu'elle est sacrément conne.