adossé contre ton fauteuil, tu es seul dans cette petite boutique. coincé entre la caisse, le distributeur de préservatifs aromatisés et les caches tétons aux pompons luminescents. en face de toi, il y a ce mur aux godemichés multicolores qui t'éblouiraient de milles feux si t'avais pas l'acuité visuelle d'une table; et entre les deux, rien, pas l'ombre d'un client. ça n'avait rien d'étonnant à cette heure-ci.

la fréquentation du sex shop laissait à désirer. à part les collégiens puceaux qui gloussaient devant la vitrine en rentrant des cours et l'homme en mission venu collecter les commandes de toutes ses copines (trop craintives pour passer le pas de la porte et récupérer en mains propres leurs bouboules), tu avais peu de visiteurs. à l'ère d'internet, les gens faisaient leurs achats en ligne. sauf s'ils vivaient encore chez leurs parents: la crainte de voir maman ouvrir le mauvais colis poussaient certains à se déplacer. ceux-là, tu les "voyais" régulièrement.

tu hésites à enfiler tes écouteurs. c'est vrai que tu te fais chier comme un rat mort, mais tu ne peux compter que sur tes oreilles dans le cas où un acheteur miraculeux ferait son entrée (c beau l'optimisme). déjà que t'oublies d'allumer la lumière une fois sur deux en ouvrant boutique, inutile d'augmenter les risques de snober tes clients (et parfois ton patron passe à l'improviste et l'excuse de "g pas vu je suis aveugle" eh ben elle marche que les six premiers mois).

le carillon sonne, tu te redresses sur ton siège. quelqu'un!!!!! machinalement, tu tournes la tête vers lui histoire de te montrer disponible, même si tu ne peux apercevoir cette silhouette de rêve ce gros looser des familles; et c'est bien dommage, de rater un spectacle pareil.

il te fait du gringue d'entrée de jeu, et tu trouves ça à la fois pathétique et très triste. pourtant c'est toi l'handicapé mais il fait plus pitié que toi. ça craint pour lui. après sa dernière réplique, tu gardes le silence quelques secondes. un silence lourd et blasé, le silence du jugement. le menton appuyé contre ta main, tu regardes droit devant toi et réponds le plus naturellement du monde: "non".

tu entends les protestations de l'inconnu qui, offusqué par ta réponse, commence à piquer sa petite crise de prima donna insatisfaite; il se met à gueuler avec sa voix de crécelle, une voix nasillarde et insupportable. tu t'efforces de garder un visage impassible et pourtant, il t'arrache les oreilles ce couillon et déjà t'as plus qu'une envie, lui balancer ton téléphone à la gueule pour qu'il se casse de là et malgré tout tu retiens ton geste. pas par conscience professionnelle mais parce que tu sais qu'il y a 99.9% de chances que tu rates ta cible et après, qui va en chier pour retrouver le combiné? toi.

tu hausses les épaules. "non." un rictus amusé se dessine sur tes lèvres. ah, tu te serais bien arrêté là... histoire d'en rajouter une couche. "le patron est pas là. à cette heure-ci il est probablement en pls ou en coma éthylique dans sa baignoire, alors je vais pas l'appeler pour ça. faudra repasser." bien sûr, ce n'était qu'une simple suggestion. l'une des milliers de possibilités qui s'offraient à monsieur le-client-est-roi-ntm. il pourrait repasser dans la soirée, partir pour ne jamais revenir ou mieux encore, prendre l'escalier pour se jeter du sixième.

tu sais pas s'il a critiqué ta marchandise pour te vexer, s'il s'attend à une réaction défensive ou quoi..? ça sonne comme une insulte mais ça n'a aucun sens, ce type est vraiment pas net. tu vends des godes pas des sacs louis vitton. "oué, c'est normal. nous les bridés on est les maîtres de la contrefaçon. sacs à main, chaussures et plugs anal. tout ça." répliques-tu en prenant ton plus bel accent chinois. "sinon, vous êtes venu acheter quelque chose?" tu désignes vaguement le reste du magasin.

le client mécontent semble résolu à te briser les couilles jusqu'au bout. il va tout faire pour te pourrir cette journée, tu le sens... mais casses toi espèce de gros frustré! pourquoi c'est toujours toi qui te cognes tous les cas sociaux de la ville. "ouais, et je suis sûr qu'ils hésiteront pas à faire cinquante bornes de plus juste pour acheter un gode." lances-tu avec sarcasmes. tu sais pas ce qui est pire, avoir un chien qui s'appelle charlie ou l'habiller italien?!? t'es sûr que c'est un caniche. ou un chihuahua. tu hais les types qui traitent leurs animaux comme des jouets. surtout les chiens. les chats tu t'en tamponnes le coquillard, tu les aimes pas et ils te le rendent bien.

tes doigts pianotent négligemment sur la comptoir tandis que tu essaies de garder ton sang froid. l'énervé n'a pas l'air prêt à quitter les lieux. tu l'entends soupirer toutes les trente secondes comme une ado devant le poster de son boysband préféré. y'a de fortes chances pour qu'il te tienne la jambe jusqu'à obtenir ce qu'il souhaite. t'as pas envie qu'il fasse fuir les autres clients. tes dents grincent. "je suis désolé. vraiment, dé-so-lé."
(que tu sois un gros frustré)
(que ton chien s'appelle charlie)
(que tu penses avoir de l'influence)
(que tu sois encore là)
tu ouvres le second tiroir du comptoir dans lequel tu plonges les mains, pour en sortir deux poignées d'échantillons gratuits. tu les poses face à lui. et voilà. t'espères que ça calmera ses ardeurs. "heureux?" lâches-tu avec agacement.

bon. tu pensais que t'excuser et lui offrir des babioles suffirait à calmer son ego surdimensionné, que monsieur fermerait sa grande gueule et décamperait. mais non, râpé. non seulement il bouge pas mais en plus il la joue mec trop indigné. le gros lourdingue. tu sais plus quoi faire avec ce demeuré... comment t'es censé réagir? les échantillons, c'était un peu ta carte ultime. t'as pas prévu de plan b. ((ok un porte-clef à boobs qui fait pouet pouet c'est pas le cadeau idéal pour ce client là de toute évidence il est pédé comme un phoque t'as rien contre mais voilà t'as pas choisi ta pioche et puis merde pourquoi t'en soucier?!? tu vas pas retourner la boutique pour lui non plus faut pas pousser mémé)).
"oué ça m'étonne pas, ça fait mal ce que tu prends par derrière."
regrets amers. tu ouvres la bouche et la refermes. deux fois. ok t'aurais pas dû dire ça; ça va te revenir en pleine face. tu te mordilles l'intérieur de la joue. tant pis y'a rien à faire, les dés sont jetés. il ne te reste plus qu'à l'ignorer à présent. le téléphone sonne, tu bondis sur le combiné (littéralement) et tu décroches avant que la deuxième sonnerie ne retentisse: "pussycat bonjour, en quoi puis-je vous aider?" réponds-tu avec une imitation parfaite de la voix d'emma watson (cimer le talent d'imitation) tout en ignorant sciemment l'autre tanche.

tu fais de ton mieux pour ignorer l'autre gland. "non. on en a plus en stock, mais je peux passer commande tout de suite et vous l'aurez avant la fin de la semaine... aucun problème. bonne journée." tu raccroches. après un soupir qui en dit long sur ton état actuel (mais qu'il se casse putain) (sérieux pourquoi il est encore là) (sa vie doit être carrément triste pour qu'il trouve rien d'autre à faire de sa journée que te briser les couilles) (il te fait pitié pourtant c'est toi l'aveugle) tu te lèves de ton siège d'un coup et tu essayes de l’attraper par les épaules. "allez, tu repasseras plus tard. j'ai autre chose à foutre de ma journée et tu commences à me les briser là. va emmerder quelqu'un d'autre. genre, le kebab en bas de la rue, c'est un gros chacal." tu le pousses vers la sortie et tu manques de te casser la gueule mais si c'est le prix à payer pour qu'il se tire, soit. "je pécho quand je veux je sais aussi faire la voix de rocco et ben affleck je gagne america's got talent easy et toi qu'est-ce que tu sais faire? allez casses toi de là tu fais pitié."

charlie? c'est qui ça, charlie?!? tu restes confus un instant, avant que la mémoire ne te revienne: ah oui, c'est son clebs qui porte que de l'italien... pauvre chien. la cloche d'entrée sonne, le client est sorti. tu hésites très franchement à te ruer sur la porte pour la fermer à double tours pendant qu'il est encore dehors. pour être tranquille une bonne fois pour toutes. mais le temps que tu réagisses, et que tu remettes la main sur les clefs de la boutique surtout, le client est de retour avec "charlie". le trousseau glisse dans ta poche et tu soupires, blasé.
"t'es sérieux avec tes clichés là, j'ai jamais mangé de chien, et si je devais en manger j'en ferais des nems les nems ça se mange sans riz."
tu prends le chien dans tes bras. même si son maître te pète les couilles depuis au moins trente minutes (plus?), tu peux pas blâmer cette pauvre bête qui n'a rien demandé et qui, pourtant, doit se le coltiner à longueur de journées. et porter des vêtements; de l'italien, en plus.
"salut charlie..." dis-tu en lui tapotant affectueusement la tête. tu as beaucoup de compassion pour lui. "dis-moi, c'est pas trop dur de supporter ce gros tocard tous les jours?" ajoutes-tu en gratouillant son ventre.

et voilà que l'autre tocard en rajoute une couche. on a jamais assez de réflexions racistes dans une même phrase alors pourquoi s'en priver? d'abord les chinois, maintenant les arabes, bientôt ce sera au tour des juifs et des renois. allons-y gaiement mais toujours avec amour et compassion comme dirait sylvain durif le christ cosmique. tu fronces les sourcils, en proie à l'agacement. il sait pas qu'il y a que les asiats qui ont le droit de se foutre de la gueule des autres bridés? tu te demandes si son attitude de petite bitch infernale est volontaire ou s'il est juste naturellement insupportable. avec un caractère pareil, tu t'étonnes que ce demeuré ait survécut aussi longtemps.
"allez. je crois qu'il m'aime bien, pas vrai charlie? et sûrement plus que toi maintenant" reprends-tu en gratouillant sans relâche le bidon du chien qui te léchouille affectueusement le poignet. alors tu recules d'un pas, le toutou dans les bras, pour le mettre à distance de son propriétaire. "t'as raison, en fait, je crois que je vais le garder. vu que je suis qu'un sale voleur. on ira à la mer ensemble, on se fera des nattes et je lui ferais porter du made in china. il devra suivre une diète à base de riz cantonnais par contre. hein pépère?"